Vers une normalisation des relations entre les pays arabes et la Syrie ?
Sept ans après le début de la guerre et de l’expulsion de la Syrie de la Ligue arabe, de nombreux pays de la région sont en train de rétablir leurs relations politiques et économiques avec ce dernier. Décryptage.
Jeudi 27 décembre. L’ambiance à l’aéroport de Monastir en Tunisie est à la réconciliation diplomatique. Au niveau des arrivées, des activistes venus pour l’occasion soulèvent des drapeaux syriens et tunisiens et même un portrait du président syrien Bachar al-Assad. Un accueil du moins festif, pour l’atterrissage du premier avion syrien en Tunisie depuis 2012, sur autorisation des ministères de l’Intérieur et du Transport.
Selon Cham Wings Airlines, la compagnie aérienne privée dont le siège est toujours à Damas, cet avion transportait 150 touristes syriens venus en Tunisie pour y passer les fêtes de fin d’année. Le décollage de l’avion a même été filmé depuis le cockpit et la compagnie aérienne promet le rétablissement de vols réguliers. Une mesure symbolique, sept ans après l’expulsion de l’ambassadeur de Syrie par l’ancien président Moncef Marzouki.
En Tunisie, la société civile mobilisée
Le 18 décembre dernier, suite à une polémique autour de la probable présence du président syrien lors du Sommet arabe qui se tiendra à Tunis le 31 mars 2019, le gouvernement a dû clarifier sa position. « Le choix des invités n’est pas du ressort du président de la République. C’est une décision commune des chefs d’État de la Ligue arabe », avait alors évacué Khemaies Jhinaoui, ministre des Affaires étrangères.
La Syrie avait été expulsée de l’organisation en novembre 2011, mais cette décision ne semble plus faire l’unanimité. Si cette autorisation d’atterrissage est le premier signe concret de l’aval des autorités pour une reprise des relations syro-tunisiennes, certaines organisations et syndicats n’ont pas attendu le feu vert du gouvernement pour renouer avec Bachar al-Assad.
Déjà durant l’été 2017, une délégation de 29 membres de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) s’était rendue à Damas pour une visite officielle. Tout juste après leur départ, une délégation de neuf députés de l’Assemblée tunisienne s’était à son tour déplacée en Syrie. À l’époque, le ministre tunisien des Affaires étrangères avait expliqué que la décision de l’ancien président n’avait pas été officialisée et que les relations diplomatiques entre les deux pays existaient au niveau consulaire.
Une position politique floue
Plus récemment, le 26 novembre dernier, une délégation du syndicat des journalistes tunisiens s’est rendue à Damas sur une invitation du président Bachar al-Assad, à l’occasion de la réunion de l’Union du syndicat des journalistes arabes. Au même moment, le syndicat menait une vaste campagne contre la visite de Mohamed Ben Salman en Tunisie. La volonté de la reprise des relations diplomatiques avec la Syrie n’est pas propre aux acteurs de la société civile. De nombreuses voix politiques se sont élevées dans ce sens, notamment celle du parti libéral Afek Tounes.
La restauration des relations avec la Syrie était l’un des points du programme de Béji Caïd Essebsi lors de la présidentielle de 2014. « Dans le pays, la question syrienne reste débattue et se reflète dans le miroir tunisien. La prétention de Bashar al-Assad à être laïc et opposé aux islamistes lui vaut un appui significatif au sein de la gauche tunisienne. Pourtant, les deux pays n’ont pas rétabli leurs relations officielles », décrypte Matthieu Rey, chargé de recherche au CNRS et auteur de Histoire de la Syrie XIXe-XXIe siècles (Fayard).
Si pour l’heure, aucun ambassadeur n’a été nommé à Damas, certains observateurs attribuent ce retard à la pression des dirigeants d’Ennahdha, fortement opposés au régime syrien. L’alliance entre Nidaa Tounes et le parti islamiste, aujourd’hui très fragilisé, pourrait encourager une reprise plus rapide des relations diplomatiques.
La réouverture de l’ambassade émiratie à Damas
Mais le cas tunisien n’est pas une exception. L’isolement de Bachar al-Assad, qui contrôle désormais deux tiers du pays, semble toucher à sa fin. « Il n’y a pas une véritable démarche active de la part de Bachar al-Assad, ce sont plutôt plusieurs pays arabes qui reviennent dans la course pour des intérêts politiques mais aussi économiques », explique Matthieu Rey.
À la suite de la rencontre entre le président soudanais Omar el-Bechir, premier chef d’État arabe à mettre un pied en Syrie, et Bachar al-Assad, les Émirats arabes unis ont annoncé la réouverture de leur ambassade à Damas le 27 décembre, après sept ans d’absence.
En effet, en février 2012, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) avait annoncé la fermeture des représentations diplomatiques de ses pays membres, qui dénonçaient d’une seule voix le « massacre collectif » commis par le régime après les premières manifestations. Sept ans après, les cartes ont tourné. Le départ de Bachar al-Assad n’est plus à l’ordre du jour. « Le Golfe a compris qu’il a un rôle à jouer dans la reconstruction du pays », commente l’expert.
La reprise des relations diplomatiques avec le Golfe
Anwar Gargash, ministre des Affaires étrangères, a justifié le choix d’Abou Dhabi sur Twitter, par une montée des tensions dans le contexte géopolitique régional : « Un rôle arabe en Syrie est devenu encore plus nécessaire face à l’expansionnisme régional iranien et turc ». « La reprise des activités à l’ambassade, c’est une invitation pour la reprise des relations et la réouverture des autres ambassades arabes », a ajouté Abdel Hakim al-Naïmi, chargé de la communication émiratie.
Ainsi, quelques heures après Abou Dhabi, le Bahreïn a réitéré la « poursuite des travaux » de son ambassade en Syrie, fermée depuis 2012. Pour ce qui est de l’Arabie saoudite, qui à ce stade n’a pas d’ambassade à Damas, Donald Trump a annoncé le 24 décembre sur Twitter que « Riyad a désormais accepté de dépenser l’argent nécessaire pour la reconstruction de la Syrie à la place des États-Unis ».
Pour le spécialiste, « les Émirats et l’Arabie saoudite voient en Bachar al-Assad un garant de l’ordre établi dans la région. Un ordre qu’ils veulent préserver. Au contraire du Qatar, qui ne soutient pas le régime syrien et ne participe pas à cette normalisation ». En effet, en 2011, le Qatar rompait ses relations avec Damas et prenait fait et cause pour la rébellion syrienne.
La rupture de l’isolement géographique
Mais la Syrie cherche surtout à renouer avec ses voisins. En octobre, la réouverture du poste-frontière de Nassib indique un rapprochement entre la Syrie et la Jordanie. Une délégation de députés jordaniens était reçue en grande pompe à Damas seulement un mois plus tard. « La réouverture de cette route est un pas en avant vers la réintégration économique de l’environnement syrien et la reconquête du rôle traditionnel du pays en tant que vecteur du commerce régional », déclarait Sam Heller de l’International Crisis Group à l’AFP.
Ce chemin routier ne se limite pas à relier Damas à Amman : par son voisin du Sud, la Syrie peut désormais commercer avec l’Irak (première destination des exportations syriennes avant la guerre) et le Golfe. Jusqu’à récemment, l’importation de marchandises se faisait par voie maritime et impliquait un détournement du port jordanien d’Aqaba, via le canal de Suez, jusqu’à un port dans le nord-ouest syrien.
Le chef des services de sécurité syrien au Caire
Des débats semblables commencent à voir le jour à Beyrouth, où un sommet économique de la Ligue arabe se tiendra en janvier 2019. Le Hezbollah libanais, allié de l’Iran et de la Russie, dont 8 000 combattants se trouvent en Syrie, a relancé la proposition de normalisation des relations syro-libanaises à plusieurs reprises. Surtout depuis que, en juillet 2018, les Russes ont annoncé un plan de rapatriement massif des réfugiés syriens installés au Liban et en Jordanie.
Côté égyptien, le chef des services de sécurité syrien Ali Mamlouk, qui s’était déjà rendu dans le pays en octobre 2016, s’est entretenu avec des hauts responsables égyptiens lors d’une visite au Caire le 22 décembre. Selon l’agence de presse officielle syrienne Sana, la visite a eu lieu « à l’invitation du chef des services de renseignements égyptiens » pour discuter de « questions politiques, de sécurité et de lutte contre le terrorisme ». Pour le spécialiste, « l’Égypte essaie de s’imposer comme intermédiaire. Al-Sissi utilise la question syrienne pour se présenter comme médiateur et jouer un rôle dans la région ».
Et met en garde : « la majorité des pays arabes soutiennent cette normalisation, qui est à la fois une stabilisation des équilibres régionaux et une restauration des anciens régimes (pré-2011). Pourtant la crise syrienne n’est pas terminée. L’avenir de la région dépend d’un facteur qu’on évoque très peu : la capacité de réintégrer les Syriens dans ces processus ».
JA