Tunisie : le Nord-Ouest en deuil de la révolution
REPORTAGE. Dans cette région historiquement défavorisée, la situation économique s’est dégradée depuis un certain 14 janvier 2011.
Par notre correspondant à Tunis, Benoît Delmas
Les années se suivent et s’assemblent dans un désenchantement persistant. Le 17 décembre, jour du déclenchement de la révolution en 2010, n’est plus source de liesse en Tunisie. Si les regards se tournent vers le berceau de cette bascule dans la démocratie, à Sidi Bouzid, dans le centre, le Nord-Ouest ne dissimule pas son désarroi. À Béja, l’une des capitales régionales*, les automobiles sont à touche-touche dans le centre-ville. Un policier régente cette circulation indisciplinée avec expertise, le mégot au bec. Il a l’itinéraire formel : « Amdoun ? Tout droit, le pont puis à gauche pendant seize kilomètres. » Seize kilomètres plus tard, après une volée de virages montagneux, celui qui a coûté la vie à vingt-neuf jeunes Tunisiens, en blessant une quinzaine. Un bus, utilisé pour le tourisme intérieur, a chuté dans un ravin. L’enquête est en cours. « Ce n’est pas un virage en épingle », constate un cafetier, « c’est un huit ». Sous la pluie battante de cet hiver qui se confirme, difficile de dépasser les 30 kilomètres-heure sur ce lacis. Le cafetier justifie l’état de la route par « un État absent depuis une éternité ». Sa main gauche fait au-dessus de son épaule ce geste qui exprime le lointain. Ce déficit d’État, les régions intérieures s’en plaignent depuis des décennies. Sa population, un million d’habitants, est la seule à décroître entre 1994 et 2014 selon l’INS, signe d’une migration intérieure vers des lieux plus fertiles en emplois potentiels. Situation qui a coûté, pour partie, son job de dictateur à vie à Ben Ali. La révolution a donné des espoirs, des désirs. Neuf ans après, elle a triste mine et taille de guêpe. Le chômage atteint les 25 % à Jendouba, 19,6 % à Siliana, 18,1 % à Béja et 17,8 % au Kef. Plus que le niveau social de 15,5 %.
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Un accident de bus qui synthétise les absences de l’État
Ce bus qui plonge, c’est un accident comme tous les pays en connaissent. Mais dans un environnement difficile, socialement et économiquement affaibli, l’accident tragique agit comme un révélateur. Un cocktail dramatique. Les ingrédients ? Une route en capilotade par portions, un bus qui emprunte une route qu’il aurait dû éviter, un hôpital où le scanner fait défaut, les médicaments manquent. Les compétences médicales sont là, mais elles ont besoin de moyens pour sauver des vies amochées par la tôle et un ravin de plusieurs dizaines de mètres. Le drame a secoué l’opinion publique au point que l’Assemblée des représentants du peuple décide de lui consacrer une séance plénière. Auparavant, les députés du Nord-Ouest se sont réunis à l’invitation de Rached Ghannouchi, le président de l’ARP. La plénière se tiendra le 18 décembre, Ultime ingrédient du drame : l’incivilité d’une frange des conducteurs qui ont cru que révolution signifiait mise à la poubelle du Code de la route. « Il y a eu deux autres accidents dans les jours qui ont suivi celui du bus », confie un riverain. Dans cette région qui tutoie l’Algérie, la contrebande tourne à plein régime, les pick-up Suzuki sillonnent routes et chemins rendus boueux par la pluie incessante. On trafique à qui mieux mieux. De l’essence, de l’électroménager, des climatiseurs pour l’été prochain, l’offre, la demande. L’informel, considéré comme un fléau, est aussi un des moyens de subsistance. S’il n’existe pas de statistiques fiables sur le sujet, la Banque mondiale avait estimé que l’informel représentait la moitié de l’économie nationale. Chiffre repris par Chawki Tabib, le président de l’INLUCC (l’Instance nationale de lutte contre la corruption).
L’espoir suscité par l’élection de Kaïs Saied
Parmi les nouveaux élus de l’ARP, Hatem Mliki est député du Kef. Il est le président du bloc parlementaire de Qalb Tounes (38 députés), parti fondé par le fondateur de Nessma TV Nabil Karoui. Candidat qui a fait ses meilleurs scores dans le Nord-Ouest, au second tour de la présidentielle : Béja, 41 % ; Jendouba, 39 %. Alors que les tractations se poursuivent pour composer le gouvernement, Mliki, expert en gouvernance locale, explique que « les priorités sont d’ordre socio-économique ». « Un pacte social » est évoqué. On évoque une loi d’urgence sur le sujet. Et l’élection de Kaïs Saied à la présidence de la République est une lueur d’espoir. « Il est intègre » dit l’un, « propre » ajoute un second, « il n’est pas comme les autres », rajoute une troisième. Élu triomphalement avec 72,7 % des suffrages exprimés, Saied a insisté durant sa campagne sur la jeunesse des régions marginalisées. Après l’accident survenu à Amdoun, le nouveau président s’est rendu sur les lieux avec Youssef Chahed, le président du gouvernement. Pour la population, ces courtes visites effectuées à chaque drame « ne suffisent pas ». Ils réclament du développement, des projets économiques, une présence efficace de l’État. Les problématiques de 2011 se sont accentuées en 2019. Le constat a été fait maintes fois. Manquent les réponses.
Le Point