ses parents étaient morts, s’ils habitaient Bamako, et même dire quel était leur nom. Entraînée par le jeune homme qui lui avait promis dix mille francs dès la levée du jour, elle l’avait suivi sur les hauteurs de Samé. La fille maigre n’était pas trop effrayée – elle en prenait de plus en plus l’habitude – par ce jeune homme costaud, ni par cette étreinte brutale.
L’homme n’avait dit un seul mot la nuit, ni même glissé dans sa main ou dans le soutien-gorge l’enveloppe convenue, comme la pratique l’exigeait. A la fine pointe de l’aube, il repartait sans éveiller le moindre soupçon, sur la pointe des pieds, laissant la fille ronfler bruyamment dans le lit. Quand elle s’aviserait à son réveil qu’il avait disparu des écrans radar, elle n’aurait d’autre choix que de débarrasser le plancher à son tour. Il était sûr de ne plus la revoir et était prêt à parier qu’elle n’allait pas lui reconnaître, puisqu’elle s’était gardée de lui regarder longuement dans les yeux. Et la maison ? Allait-il en faire une croix dessus au motif qu’il serait à découvert ? Non, il rentrerait très tard dans la nuit ! Au terme de quelques visites infructueuses, Mariam lâcherait prise.
Se montrer « charitable »
Contre toute attente, la fille se contentait d’attendre à la maison, espérant lui plaire à nouveau. Et puis, comme elle ne réclamait pas ses honoraires, le monsieur s’était résolu à rentrer à ses heures habituelles – 20h, au plus tard 21 h. En lui, la pitié est née, et le désir est revenu. D’ailleurs, pouvait-il abandonner de cette fille de 16 ans à elle-même ? Non, il saurait se monter « charitable » en recueillant cette « infortunée ».
Les jours, les semaines, les mois passaient. Les joues de la fille étaient plus charnues, son teint se bronzait, ses yeux cessaient d’être fiévreux, sa poitrine devenait de plus en plus pleine. Le jeune ravi, conquis, se mettait à parler dans le voisinage, à trop parler, expliquant comment il avait trouvé cette « crève-la-faim », les hectolitres de larmes qui dégoulinaient sur ses joues quand il l’avait trouvé dans une mansarde. Issa forçait les traits de plus en plus. A force de se mentir et de mentir aux autres, il finissait par ne plus savoir où se situait la vérité, où commençait le mensonge.
Il avait cru être pour cette fille une sorte de dieu et voilà qu’elle lui reprochait de l’empêcher de dormir la nuit. Trop de vanités avaient pris place en lui pour qu’il ressentît autre chose que la colère noire contre la récalcitrante fille. Que d’ennuis attendaient cette dernière si elle ne pliait pas à ses desiderata. Il avait beaucoup investi en elle pour qu’il acceptât de se faire souvent repousser. Ne devait-il pas en toute logique bénéficier en retour du fruit de ses investissements ? Les habits neufs, la pommade et les repas copieux ne se ramassaient pas à la pelle au prochain coin de rue !
« Je ne dois rien à personne »
Avec une énergie désespérée, Mariam s’écriait : « Je ne dois rien à personne ! ». D’une main tremblante, elle feuilletait un vieux roman policier abandonné sur la table et en extrayait tous les billets de banque – 22. 000 F CFA – représentant toute l’économie de son compagnon. Nantie de cette maigre fortune, elle se lançait à pas rapides dans la rue sans jamais se retourner, ni dire adieu. Ni son homme, encore moins ses amis réunis ce jour dans la maisonnée ne faisaient le moindre geste pour la retenir. Depuis, on n’entendait plus jamais parler d’elle. Mais, dans la plus grande solitude et dans le plus grand secret, Issa se saisissait de pinceaux les jours d’après et tentait de capturer sur des cartons les traits de son visage resplendissant. Deux mois plus tard, la chambre était remplie de portraits de la fille inconnue.
Georges François Traoré
Source: L’Informateur