Caprices du désir, accès au plaisir, peur de s’offrir : c’est le continent noir de la sexualité féminine. A partir de plusieurs témoignages, nous avons retracé un apprentissage de la sensualité.
A 16 ans, pilule en poche, j’étais bien décidée à faire « comme les mecs ». « Y., c’est un bon coup. » « T., quel maladroit ! » Eux, toujours eux. Ils détenaient les clés d’un orgasme virtuel que nous découvrions, décrit avec précision, dans les articles d’Union. J’ignorais alors que ma sexualité serait un apprentissage chaotique et sensuel qui me mènerait à mon propre plaisir. Entre filles, nous ne parlions que technique, mécanique, normes. Aujourd’hui encore, il nous est difficile d’oser nos propres mots : « Quand j’ai trop mangé et que mon corps est lourd, je ne me supporte pas. Je n’ai aucune envie d’être pénétrée. » Ou « J’ai joui avec lui quand il a chuchoté “je t’aime” à mon oreille. » Ou « J’ai eu honte d’être si mouillée. » Cela, on le garde pour soi. En soi.
Un sentiment d’étrangeté
Femme, mon sexe est à l’intérieur de moi. Je ne peux en voir qu’une partie, et encore en me contorsionnant avec un miroir. Je porte un mystère qui me dépasse. De tout ce qui témoigne de cette vie enfouie – les règles, les sécrétions de plaisir, plus tard, les eaux de l’accouchement –, je ne contrôle rien. Comment accepter qu’un autre ait une vue plongeante en moi… Début d’initiation, dans la plus vulnérable des positions, chez le gynécologue. Que voit-il ? Que devine-t-il ? Ce jeu inégal se poursuit dans l’intimité du couple : mon homme voit, je vois tout de lui et si peu de moi. Son sexe s’érige fièrement. Son désir s’affiche. Le mien se dévoile autrement.
La tentation de la simulation
Alors parfois, j’en ai rajouté, obsédée par l’idée qu’une femme dite épanouie atteint forcément l’orgasme. Tête en arrière, paupières closes, lèvres entrouvertes… Laquelle d’entre nous n’a jamais mimé Lady Chatterley dans le foin avec son garde-chasse ?
Pas de quoi être fière. Mais telle était ma logique : faire plaisir à l’homme, lui qui semblait ne croire qu’à l’orgasme vaginal. La vérité, c’est que je faisais « ça », toutes ces singeries de l’amour, pour ne pas m’abandonner, perdre la face, lâcher prise. Ma priorité : impressionner l’autre, me rendre aimable. Dans un premier temps, j’avoue, j’ai osé la plupart des gestes sexuels pour son plaisir. Peu à peu, j’y ai trouvé mon propre compte. Avec recul – et pour me déculpabiliser –, je me dis que je m’entraînais. Un jour, j’ai tout oublié. Et j’ai joui.
Pas la tête à ça !
Hier, mon amie Jeanne s’inquiétait : « Je peux passer des semaines sans avoir envie ; lui, il semble toujours prêt. Tu crois que je ne suis plus amoureuse ? » Nous avons beaucoup parlé de ces « déserts du désir », ces temps morts où, accaparées par nos soucis au bureau ou nos angoisses pour les petits, nous n’avons pas du tout la tête à « ça ».
Comment, chez nous, naît l’envie ? Bien avant qu’on se mette au lit. Quand il est taquin, quand il me fait rire, quand il a un geste tendre. Et surtout, quand il me parle. Il me caresse avec ses mots. Des attentions furtives qui, si je les capte, m’aident à m’offrir plus tard. Sinon, pas question de me forcer, d’épouser un rythme qui n’est pas le mien. « Tu as raison, renchérit Jeanne. Moi, j’ai remarqué que j’ai beaucoup plus envie de lui quand c’est lui qui vient chez moi. Il sonne à ma porte, je l’accueille, on se découvre. » Séquence séduction.
Un clin d’œil et je succombe
Cette nuit, j’ai rêvé d’un corps à corps avec mon vieux copain Jim. C’est étrange, dans la réalité, il ne me plaît pas du tout. « Trop beau pour être sexy », résume Jeanne. Trop lisse, trop souriant, trop parfait. Souvent, je ne sais pas ce qui déclenche mon désir pour un homme. Craquant Jean-Louis Trintignant et sa façon si délicate de prendre le visage de ses partenaires féminines entre les mains pour les embrasser. Torride Marlon Brandon avec sa voix rauque, surgissant, ruisselant, dans un débardeur moulant au beau milieu d’Un tramway… ? Irrésistible P. qui me lance un clin d’œil quand je m’y attends le moins, sans raison, pour rien. Ce qui dit tout. Je fonds. Mon ventre devient caisse de résonance, le feu me monte aux joues, je me dilate, je m’ouvre. « Qu’un homme ait l’air curieux de ce que je suis, et je succombe », avoue Jeanne.
La peur de l’effraction
Dimanche après-midi, nous avons fait l’amour. Longtemps. Il me faut du temps. Beaucoup. Pour faire taire ma tête. Pour revenir à mon corps. Jeanne appelle cela « enlever les voiles ». Moi, je dirais plutôt « faire sauter les verrous ». Il faut me décadenasser. Je sens son souffle fort dans mon cou, mais les muscles de mon ventre résistent. La première fois qu’un garçon m’a embrassée et que j’ai senti sa langue pénétrer ma bouche, quelle sensation étrange ! Laisser entrer en moi l’autre-étranger, comporte toujours un risque. D’où ma difficulté à « y aller », à « me laisser aller ». Tapie dans mon inconscient : la peur de l’effraction. Centrale, souterraine, déniée. C’est elle qui me cabre alors même que je sens pousser en moi les pulsions du désir : non, mon petit moi n’est pas le « maître en la demeure ». Et si j’étais anéantie, déchirée, dévastée par mon propre plaisir ?
Cette peur de l’effraction pour corollaire la peur du débordement. Et si je le griffe, si je le mords, si je le lèche, si j’ose ce geste dont j’ai envie, ne vais-je pas aller trop loin, crier trop fort, perdre la tête ? Dans le doute, on s’abstient. Pendant un temps, je crois m’en sortir en gardant la tête froide ou en me livrant à une gymnastique sexuelle forcenée. Je passe à côté de mon désir.
Orgasme ou jouissance ?
Clitoridienne ou vaginale ? Chocolat ou vanille ? Montagne ou océan ? Les deux, mon capitaine. Avez-vous remarqué combien le clitoris reste une des parties anatomiques les plus taboues ? Je sais comment le caresser pour atteindre l’orgasme, mais il ne me mène pas forcément à la jouissance. Le premier est tempête, la seconde ouragan. Ma sexualité n’est pas une mécanique huilée. Jeanne répète souvent : « Je n’aime pas seulement être prise, j’aime être surprise. » Messieurs, étonnez-nous.
Un impératif : ne pas me sentir objet
Ce matin, j’avais envie. Quoi faire ? Lui dire ou éveiller son désir ? Pointer mes seins dans son dos ou aller chercher les dessous qui l’affriolent ? Les mises en scène, les artifices : que des jeux de garçons. Je veux bien, pour m’amuser, m’y adonner. Mais assez rapidement, j’éclate de rire. Au fond, je ne peux m’empêcher d’envisager la sexualité comme une affaire intense, profonde, presque grave. C’est pourquoi, sur l’oreiller, ses mots crus, ses récits chauds, me laissent plutôt froide. Progrès à faire… Sur ce point, Jeanne diffère. Elle sous-entend souvent son goût pour l’exhibition, les attitudes provocantes, les fantasmes échangistes.
Moi, je n’ai qu’un impératif : ne pas me sentir objet. Faire le premier pas, se montrer demandeuse, user de ses charmes, dire tout haut ce que l’on imagine tout bas… L’image de la « putain » n’est pas loin.
La maternité : une leçon de vulnérabilité
La « maman », figure de l’abnégation, de la maîtrise de soi et de la souffrance tue, a ressurgi avec violence quand je suis devenue mère. C’est là l’autre particularité de mon sexe : lieu de tous les délices et des plus grandes douleurs. Contractions de l’accouchement, spasmes de l’orgasme ; vagues de plaisir, irradiations enflammées de l’utérus en plein travail d’expulsion : toute cette gamme de sensations dans une même gangue de peau ! Des drames s’y sont joués à certains moments clés de ma vie. Enceinte, ivre d’endorphines, j’avais sans cesse envie de faire l’amour. Lui, il avait peur de faire mal au bébé. Plus tard, le sexe encore tuméfié par l’accouchement, endolori, comme anesthésié pendant plusieurs semaines, je n’avais aucune envie d’être pénétrée. D’ailleurs j’étais comblée par la douceur de la peau du bébé, son odeur de lait et d’amande. Mon homme s’est plaint de se sentir rejeté. Plusieurs mois ont été nécessaires. Mais cette expérience – le passage du bébé – m’a rendue plus vulnérable dans les rapports sexuels, plus sensible. M’aurait-elle ouvert le cœur et le corps ?
Perdre la tête… et la face
Au fond, quel est le plus puissant des aphrodisiaques ? La confiance. Confiance en moi, d’abord, puis confiance en mon partenaire, « mon amant de jouissance ». Avec lui, et parce que je viens peu à peu à bout de ces dragons intérieurs qui me barrent l’accès au plaisir, je connais les « petites morts », l’abandon. « Quand on rentre dans la nuit des femmes, c’est chaque fois comme si on ne devait plus en revenir. » (Christiane Singer in Rastenberg, LGF). En quelques secondes, suspendue dans l’air, je ne sais plus qui je suis, qui il est, où nous sommes, ce que nous faisons. Mon être se dilate jusqu’à l’évanouissement. Exit ce mental encombrant qui me sépare de l’autre. J’accepte ni plus ni moins de perdre la tête… et la face.
« Qui est le plus fort ? Qui a raison ? » A l’horizontale, il y a des questions qui ne se posent plus. Plus de duel ni de compétition, ni de guerre contre mon homme. J’ai fini de me battre pour être son égale. J’accepte d’être prise et respectée, soumise et surprise, mère et putain, femme et femelle. « Mon moi hait la défaite, mais mon sexe la demande. » (Jacqueline Schaeffer in Clés pour le féminin, PUF).
Littérature
Les romancières du parler cru
Leurs titres sont évocateurs. Baise-moi (J’ai lu) et Mordre au travers (Librio) de Virginie Despentes, Plaisir d’offrir, joie de recevoir (Dilettante) d’Anna Rozen, Trouée (Balland) de Marion Jean, Le Ministère de l’intérieur (Denoël) d’Alice Massat.
Elles prétendent exprimer enfin la sexualité au féminin. Déception : elles sont plus proches de la pornographie que de la sensualité. Leurs mots clés : « chatte », « trou », « queue », « bite ». « J’ai horreur du mot “vagin”, écrit Anne Rozen. […] “Cul” bien sûr n’est pas du tout approprié. Un doigt dans le cul se retrouve obligatoirement dans l’anus. […] Tous mes trous pourraient revendiquer le droit d’être le trou majuscule, principal. » Nos romancières singeraient-elles le plus exhibitionniste des machos ? Celui qui veut prouver : un, qu’il en a ; deux, qu’elle est grosse. Justement parce qu’il n’en est pas très sûr ! Inventer un langage neuf pour parler de la jouissance au féminin, est-ce possible ? Non, répondait le psychanalyste Jacques Lacan. Car de leur jouissance, les femmes ne savent qu’une chose : elles l’éprouvent. Au point de se perdre en elle. Une jouissance incompatible avec les mots. Donc, pour l’exprimer, deux choix possibles : le parler cru des machos ou le silence !
Isabelle Taubes
J-A Malarewicz : “Le vrai tabou dans un couple, c’est l’argent”
Psychiatre et psychothérapeute, Jacques-Antoine Malarewicz se définit comme « réparateur de couples ». Son credo actuel : les liens inconscients qu’entretiennent sexualité et argent. Un thème qu’il développe dans son livre, Le Couple : quatorze définitions décourageantes donc très utiles (Laffont).
Psychologies : L’accès des femmes à l’indépendance financière influe-t-elle sur leur sexualité ?
J.-A. Malarewicz : Forcément. Il y a d’ailleurs eu une connivence historique très nette entre la libération sexuelle et l’arrivée des femmes sur le marché du travail. Ainsi, des problèmes de couple peuvent surgir lorsque madame arrête de travailler « à cause » des enfants. Son mari en profite pour reprendre une forme de pouvoir, elle en retire du ressentiment et se met alors en « grève sexuelle ». Elle n’a plus ni argent à elle ni désir.
Si c’est elle qui gagne l’argent du foyer, peut-elle longtemps désirer un homme qu’elle entretient ?
Le plus souvent, c’est l’homme, parce qu’il est au chômage, qui a le sentiment de déchoir. Il peut alors traverser des périodes d’impuissance, ou de non-désir. Les femmes sont plus intelligentes : ce qui leur importe, c’est la qualité de la relation avec leur homme, le degré d’intimité qu’elles gardent avec lui, quelle que soit sa situation sociale.
Les couples font-ils ce lien entre revenus et sexualité ?
Non, pourtant, le vrai sujet tabou dans un couple, c’est l’argent. Une de mes patientes souffrait de sécheresse vaginale depuis des années. Aucune analyse médicale n’avait pu l’expliquer. Mais, dans un entretien, il est apparu que son mari versait deux tiers de ses revenus à son ex-femme et aux quatre enfants nés de cette première union. « Il est toujours à sec », me disait sa jeune épouse. Si elle n’avait jamais pu exprimer sa colère, son corps parlait à son insu.