S-400, l’arme de discorde massive de la diplomatie russe
Le S-400 est considéré comme l’un des systèmes de défense antiaérienne les plus modernes au monde. Mais l’arme russe est aussi devenue un instrument de choix pour la diplomatie russe. La brouille entre Ankara et Washington en est l’exemple le plus récent et le plus révélateur.
de notre correspondant à Moscou,
C’est une arme que de nombreux pays aimeraient posséder et qui suscite bien des tensions sur la scène internationale. Après la Chine et l’Inde, la Turquie souhaite à son tour acquérir le S-400, l’un des fleurons de l’industrie de défense russe. Un achat qui pourrait provoquer une crise diplomatique majeure entre Ankara et Washington et semer le trouble au sein de l’Alliance atlantique.
« Les États-Unis ne tolèrent pas qu’un membre de l’Otan sorte du rang et se permette d’acheter du matériel aussi sophistiqué à la Russie », explique Igor Delanoé, spécialiste des questions de défense au sein de l’Observatoire franco-russe de Moscou. « Évidemment pour les Russes on comprend l’intérêt : nuire à la cohésion de l’Alliance atlantique en appuyant là où ça fait mal, avec les relations déjà tendues entre la Turquie et le reste des Alliés au sein de l’Otan. »
Car Recep Tayyip Erdogan, le président turc, n’est pas seulement prêt à débourser plus de deux milliards de dollars pour acquérir le précieux système de défense antiaérienne. Le prix diplomatique de cet achat sera lui aussi très élevé : Washington a fait savoir que la Turquie allait devoir choisir entre les S-400 et les F-35 qui doivent équiper son armée de l’air. En outre, des sanctions économiques pourraient suivre l’achat du matériel russe, en vertu de la loi Caatsa (Counter America’s Adversaries Throught Sanctions Act, 2017).
Officiellement, les États-Unis avancent des arguments techniques : les S-400 seraient incompatibles avec les autres systèmes de défense de l’Otan et surtout pourraient permettre à la Russie d’accéder à des informations sensibles sur les F-35, via les systèmes d’information intégrés à l’armement. Mais le message est avant tout politique, aux yeux de nombreux observateurs : la Turquie doit trancher entre Moscou et Washington.
« La Turquie a le choix : soit elle renonce aux S-400, soit elle met en péril toute sa relation avec les États-Unis », résume l’expert militaire russe Alexander Goltz. « Et bien entendu, quand vous vendez un système aussi complexe, vous devez assurer la formation des personnes qui vont l’utiliser, ce qui vous permet de développer une relation sur le très long terme avec le pays auquel vous avez vendu cette arme. Toute cette histoire, c’est un rêve pour la diplomatie russe ! »
« Un système de défense redoutable »
Si le S-400 est devenu un tel succès pour l’industrie russe – et, par ricochet, pour la diplomatie de Vladimir Poutine – c’est aussi en raison de ses qualités techniques. « Le Patriot américain a plus de trente ans d’âge, il a été modernisé bien sûr, mais la Russie, elle, a choisi de renouveler son système de façon continue », note Alexander Goltz. « Et aujourd’hui le S-400 est bien plus moderne que le Patriot, pour un coût inférieur. C’est ce qui fait de lui une arme très spéciale pour les pays qui veulent défendre leur espace aérien. »
Depuis sa mise en service à la fin des années 2000, le S-400 a été déployé sur tout le territoire russe et des unités ont été installées en Crimée annexée, ainsi qu’en Syrie. Lors des manœuvres militaires organisées régulièrement par l’armée russe, le système antimissile est systématiquement mis avant, suscitant à chaque fois l’admiration des attachés militaires venus assister aux exercices.
« Avec ce système, les Russes ont une avance qualitative évidente sur leurs concurrents », souligne Igor Delanoé, de l’Observatoire franco-russe. « Le S-400 permet d’engager plusieurs cibles en même temps, et il est capable de traiter aussi bien les avions que les missiles. C’est un système de défense redoutable. »
Tellement redoutable que l’intérêt pour le S-400 ne cesse d’augmenter, suscitant la convoitise d’un nombre croissant de pays. Ces derniers mois, l’Arabie saoudite, le Qatar et même l’Irak ont fait part de leur intérêt pour l’armement russe. « Dans le cas de l’Arabie saoudite ou du Qatar, il faut plutôt le voir comme un élément de négociation dans le contexte d’une dispute régionale », nuance Igor Delanoé. « Dès que vous faites mine de vous rapprocher des Russes pour leur acheter des armes, les Américains arrivent dans les jours qui suivent pour vous en empêcher et vous proposer un autre système, à des tarifs qu’ils ne vous auraient pas forcément proposés dans d’autres circonstances… Les pays se servent à leur tour du S-400 comme levier diplomatique, pour s’attirer les faveurs des Américains ! »
Avec le S-400 la Russie s’est ainsi dotée non seulement d’un champion industriel, mais aussi d’un redoutable instrument diplomatique. Et cela risque de durer, puisque le successeur du « Triomphe » (autre nom du S-400) est déjà annoncé. Baptisé « Prométhée », du nom du Titan qui avait volé le feu de l’Olympe, le S-500 devrait être mis en service par l’armée russe dans le courant des années 2020. En attendant, la Russie peut compter sur le S-400 pour continuer à engranger des marchés à l’export… et pour semer la discorde parmi ses adversaires.