Quand la France célébrait son empire colonial à Paris en 1931
En mai 1931 s’ouvre l’Exposition coloniale. Elle connaît un énorme succès populaire avec près de 33 millions de tickets vendus et 8 millions de visiteurs. L’heure n’est décidément pas à la décolonisation… ni vraiment à la critique de la colonisation.
Nous sommes cinq ans avant le Front populaire, deux ans avant l’accession d’Hitler au pouvoir, treize ans après les quatorze points du président Wilson, dont celui sur l’autodétermination des peuples. Et c’est à ce moment-là que la France choisit de célébrer son empire, lors d’une grandiose Exposition coloniale. Une célébration qui se fait sans rencontrer vraiment d’opposition, si ce n’est celle, marginale, du Parti communiste.
Le 6 mai 1931, le président Doumergue et le ministre français des Colonies Paul Raynaud – celui qui sera président du Conseil en 1940 –, sous les auspices du commissaire général de l’exposition, l’illustrissime Maréchal Lyautey, longtemps « résident » au Maroc, inaugurent l’Exposition coloniale dans l’Est parisien, à la porte Dorée.
Chefs d\’Afrique occidentale francaise visitant l\’Exposition coloniale à Vincennes. Illustration de Gignoux dans \ »Le Pèlerin\ » du 19 juillet 1931
Chefs d’Afrique occidentale francaise visitant l’Exposition coloniale à Vincennes. Illustration de Gignoux dans « Le Pèlerin » du 19 juillet 1931 (lee/leemage / AFP)
Une France de 100 millions d’habitants
En 1931, on ne plaisante pas avec l’Empire, construction de la IIIe République qui, après la défaite de 1870, a fait des colonies une de ses grandes ambitions nationales, dans la foulée des régimes précédents. La France n’a cessé de s’étendre. A défaut de déclencher l’enthousiasme dans la population, la colonisation n’a pas connu de grandes oppositions, si ce n’est très à gauche ou chez des nationalistes qui préféraient plutôt regarder vers les terres perdues d’Alsace-Lorraine. La France est fière de pouvoir annoncer qu’elle occupe sur le globe quelque 10 millions de km² et compte 100 millions (dont 40 millions de citoyens) d’habitants.
Et si, à cette date, l’expansion est terminée, toutes les régions ne sont pas « pacifiées ». La guerre du Rif se termine dans le nord du Maroc ; en Syrie, la répression des Druzes se poursuit, et en Afrique équatoriale française, des soulèvements ont lieu… sans parler de l’agitation communiste en Indochine.
Pas de quoi mettre en cause la grandeur du pays et sa « mission civilisatrice ». Résultat : l’Exposition est monumentale et, sur quelque 110 hectares, elle propose un spectacle grandiose, reconstituant les palais de l’empire, d’Afrique à l’extrême-Orient.
Exposition coloniale de 1931 : spahi d\’Algérie en faction.
Exposition coloniale de 1931 : spahi d’Algérie en faction. (Armance/Leemage / AFP)
Du Temple d’Angkor à la mosquée de Djenné
L’Exposition coloniale présente toutes les colonies françaises et les pays sous protectorat français (avec leurs sections dédiées et leurs pavillons) ainsi que des pays étrangers et leurs colonies. « L’Exposition coloniale tente de promouvoir une image de la France impériale à l’apogée de sa puissance. Prenant la forme d’un immense spectacle populaire, véritable ville dans la ville, l’Exposition s’étend sur plus de 1200 mètres de long et est sillonnée de plus de 10 kilomètres de chemins balisés », peut-on lire sur le site du Palais de la Porte dorée, bâtiment qui a survécu à la manifestation.
« Invité à faire ‘le tour du monde en un jour’, le visiteur pouvait découvrir chacune des possessions françaises au travers de pavillons s’inspirant d’architectures indigènes. L’Indochine était, par exemple, représentée par un pavillon à l’image et aux dimensions spectaculaires du temple cambodgien d’Angkor Vat. Le pavillon de l’Afrique occidentale française s’inspirait de l’architecture de la mosquée de Djenné au Mali », précise le site.
L’exposition doit constituer la vivante apothéose de l’expansion extérieure de la France sous la IIIe République et de l’effort colonial des nations civilisées, éprises d’un même idéal de progrès et d’humanité.Albert SarrautDéputé puis ministre radical-socialiste
Il faut dire que les organisateurs ont mis les moyens. Tout est fait pour attirer le plus grand nombre. On est plus dans un concept de fête que de spectacle politique. « Les badauds s’offrent une traversée du lac de Daumesnil en pirogue malgache ; ils s’arrêtent un instant dans les cafés maures, admirent le travail des artisans africains ou la grâce des danseuses annamites, repartent avec un souvenir, objet traditionnel ou casque colonial. Un peu plus loin, ils se bousculent au jardin zoologique : pour la première fois, des animaux sont présentés comme s’ils étaient dans leur milieu naturel et non en cage », selon un récit de L’Express en 2015.
Les habitants des colonies sont « invités » à célébrer l’événement. « Dans chaque section, des habitants des colonies donnaient vie aux villages reconstitués. Des artisans travaillaient sous les yeux du public, d’autres tenaient des stands de souvenirs », écrit sobrement le site de la Porte dorée, devenu Musée de l’Immigration. Mais immédiatement, le site précise : « Bien que le parti pris de l’exposition de 1931 n’était plus de se moquer des coloniaux, comme ce put être le cas lors d’expositions coloniales antérieures, il s’agissait, malgré tout, d’exhiber des hommes et des femmes pour mieux affirmer le pouvoir de la France sur ces derniers. »
Parmi ces habitants exposés, il y eut les Kanak qui vécurent cette exposition dans des conditions abominables. Le livre Cannibale de Didier Daeninckx rend hommage à ces hommes, parmi lesquels l’arrière grand-père du footballeur Christian Karambeu, et raconte comment ils durent s’exhiber dans une sorte de zoo humain sous l’appellation de « cannibales » et furent même échangés avec des crocodiles prêtés par un cirque allemand…
L’affaire fit cependant scandale. L’époque n’était officiellement plus au « zoos humains » qui eurent leur période de « gloire » : « Entre 1877 et 1912, une trentaine d’’exhibitions ethnologiques’ de ce type seront ainsi produites au Jardin zoologique d’acclimatation, à Paris, avec un constant succès », rappellent Nicolas Bancel et Pascal Blanchard dans le Monde Diplomatique. Pour cette Exposition coloniale de 1931, « les villages nègres remplacent les zoos humains. L’indigène reste un inférieur, certes, mais il est ‘docilisé’, domestiqué, et on découvre chez lui des potentialités d’évolution qui justifient la geste impériale », précisent les deux historiens.
La Une de \ »l\’Humanité du 7 mai 1931. Le quotidien communiste qualifie l\’exposition coloniale de \ »Foire impérialiste\ ».
La Une de « l’Humanité du 7 mai 1931. Le quotidien communiste qualifie l’exposition coloniale de « Foire impérialiste ». (L’Humanité / Gallica /BNF)
Un succès populaire et peu d’oppositions à la « Grande France »
Cet énorme spectacle qui se tient à Paris dans les années 30 ne suscite finalement pas vraiment d’opposition. « Les militants qui organisent la campagne anticoloniale de 1931 se revendiquent tous d’associations et de partis politiques de gauche ou d’extrême-gauche », écrit Vincent Bollenot, historien qui a travaillé sur ce sujet.
Pourtant, derrière la fête, le message de l’Expo est bien politique. Dans la tourmente internationale (la crise de 1929 a déjà deux ans), le pouvoir insiste sur l’idée que la France, grâce à son empire, est plus forte. « Il faut que chacun de nous se sente citoyen de la Grande France », lance Paul Reynaud lors de l’inauguration.
Vincent Bollenot montre une gauche divisée sur la question coloniale. La SFIO (ancêtre du PS) condamne la colonisation mais ne la remet pas vraiment en cause, s’appliquant essentiellement à combattre ses excès. Blum écrit cependant dans le journal du parti Le Populaire : « Ici, nous reconstituons le merveilleux escalier d’Angkor et nous faisons tourner les danseuses sacrées, mais, en Indochine, on fusille, on déporte, on emprisonne. » Cette critique ne suffit pas au PC. A cette époque, tout est bon pour le jeune Parti communiste pour critiquer les socialistes. Le PC dénonce ainsi le fait que le journal de la SFIO Le Populaire puisse faire de la publicité pour l’Exposition coloniale.
Une contre exposition est organisée par le Parti communiste qui adopte une ligne résolument anti-coloniale. « Le 4 juillet 1931, l’Humanité annonce une contre-exposition organisée par la Ligue contre l’Impérialisme et l’Oppression coloniale », rapporte un site consacré à cette période. La vérité sur les colonies, titre officiel de l’exposition anticoloniale, est installée dans une grande construction de bois aux vastes baies vitrées à deux étages sur un terrain appartenant à la CGTU (scission de la CGT affiliée au PC) Place du Colonel Fabien, à Paris.
De leur côté, les surréalistes, avec Breton ou Aragon, diffusent un tract virulent contre cette exposition coloniale dans lequel ils s’en prennent à tout ce que représente le colonialisme : « La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition coloniale du président de la République, de l’empereur d’Annam, du Cardinal archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un concept nouveau et particulièrement intolérable : la ‘Grande France’. »
Le poids du PC et la signature des surréalistes n’y feront rien. La contre exposition n’aura pas un énorme succès. Elle n’aurait eu que 5000 visiteurs. »Pourtant, explique l’historien Vincent Bollenot, on ne peut pas parler d’échec total. La mobilisation contre l’Exposition et l’organisation de la contre-expo a mis en relation des courants anti-impérialistes de tous horizons, du Parti communiste aux militants internationalistes, notamment ceux venus de l’empire. Ils ont adopté des mots d’ordre commun. Cela a été un moment fort de l’anti-impérialisme qui aura des conséquences importantes dans la structuration des mouvements indépendantistes de l’après guerre. »