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« Nous, tirailleurs sénégalais, avons débarqué en Provence pour libérer la France en août 1944 »

Au début des années 1940, les colonies représentent le dernier espoir, pour la France, de se libérer par elle-même de l’Allemagne nazie et de s’asseoir à la table des vainqueurs. Brazzaville est devenue la capitale de la France libre et le général de Gaulle met tout en œuvre pour faire débarquer l’armée B en Provence.

Entre 1939 et 1945, plus de 300 000 Africains issus des colonies de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF) sont incorporés, parfois de force, dans le corps des tirailleurs sénégalais.

Dès le début du conflit, ils sont envoyés au front. De l’exécution sommaire du capitaine Charles N’Tchoréré dans la Somme, au massacre de Chasselay (1940), nombre de crimes racistes et barbares sont perpétrés par l’armée de Hitler contre ceux qu’elle considère comme des untermenschen (« sous-hommes »). Lorsqu’ils ne sont pas exécutés, afin de ne pas « salir le sol du Reich » et pour être tenus à l’écart des Allemands, les Africains sont emprisonnés dans des camps, les frontstalags. A la fin de l’année 1940, plus de 70 000 « indigènes » sont ainsi détenus, pour la plupart dans la France occupée.

Parmi ces combattants de l’ombre : Issa Cissé et Alioune Fall, très tôt enrôlés dans l’armée coloniale pour libérer la France. Décédés respectivement en avril 2018 et janvier 2019, les deux hommes étaient parmi les derniers tirailleurs sénégalais encore en vie. De 2014 à 2018, nous les avons régulièrement rencontrés dans le cadre d’un projet pédagogique mené avec des collégiens de Savoie. Jusqu’à quelques mois avant leur mort, ils continuaient de raconter leur parcours de vie.

Disparités entre soldats blancs et noirs

Pour Issa Cissé, originaire de Bakel, au Sénégal, tout a commencé en novembre 1942. « Au lieu de retourner au travail après avoir mangé, je me suis engagé », racontait-il dans le salon de sa modeste maison d’HLM 5, un quartier populaire de Dakar : « Je n’ai rien dit à ma mère. » L’homme a alors 20 ans. Il travaille au port, en métallurgie. Depuis trois ans, la guerre fait rage en Europe et ailleurs dans le monde. « Je me suis engagé parce que tous les jours, on entendait parler de la guerre, disait-il. Les radios parlaient de De Gaulle. De Gaulle parlait. De Gaulle appelait. C’était la folie… »

Comme Issa Cissé, Alioune Fall a été incorporé dans le quatrième régiment de tirailleurs sénégalais (RTS) de la neuvième division d’infanterie coloniale (DIC) et a participé au débarquement de Provence en août 1944. Lui aussi s’est engagé « volontairement », disait-il fièrement : « C’était pour suivre un oncle qui m’avait mis au défi et montrer mon courage ! »

A Ouakam, où se trouve le camp militaire de Dakar, les tirailleurs sont formés en vue de préparer l’offensive et de libérer la patrie. Issa Cissé et Alioune Fall font leurs classes.

« Nous étions torse nu, sans chemise, s’offusquait Alioune Fall. Vous savez, je n’ai plus l’âge de mentir ni celui de me taire. Je vous dis toute la vérité, que cela plaise ou non. » Les deux anciens combattants rappelaient quelques-unes des disparités entre les soldats blancs et noirs, notamment au niveau de la tenue – « Les chemises, on ne pouvait les mettre que lors des défilés et elles n’avaient pas de col » –ou des repas – « C’était le quart d’un gobelet de bouillie de maïs, on n’avait pas de petit-déjeuner et pas de dessert. »

En 1943, Issa Cissé et Alioune Fall sont envoyés, avec plusieurs régiments de tirailleurs sénégalais, vers l’Algérie afin de former la 9e DIC, commandée par le général Magnan. Dès lors, « nous recevons les tenues américaines et les tirailleurs sénégalais sont mis au même régime que les autres ». « Pour pouvoir débarquer en Provence, il nous fallait d’abord prendre l’île d’Elbe, expliquait Alioune Fall. Nous avons quitté Bastia et, à 4 heures du matin, nous avons débarqué sur l’île d’Elbe. On a anéanti le régiment allemand qui s’y trouvait et nous sommes revenus en Corse. De là, on s’est préparés à débarquer pour libérer la France. »

« On voyait des gosses blessés, d’autres morts noyés »

Le 15 août 1944, soixante-dix jours après le débarquement de Normandie, s’engage l’opération « Dragoon ». Les troupes américaines débarquent sur toute la péninsule de Saint-Tropez, entre Fréjus et le cap Nègre. Elles ont acquis une expérience essentielle après le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie et bénéficient de l’aviation nécessaire au bombardement des batteries ennemies. La côte est rapidement sous contrôle.

Les troupes françaises, commandées par le général de Lattre de Tassigny, peuvent jouer leur partition. Leur connaissance du terrain, leur nombre et leur foi en la patrie leur valent ce rôle majeur : se diriger sans tarder vers Toulon, libérer la ville, contrôler son port, puis mettre le cap sur Marseille. De là, elles vont remonter la vallée du Rhône et les Alpes.

« Nous avons débarqué à 5 heures du matin, se souvenait Alioune Fall. Il y a eu beaucoup de morts. Beaucoup de soldats flottaient avec leur paquetage. On voyait des gosses blessés, d’autres morts noyés. C’était triste, tellement triste. »

Issa Cissé, caporal dans le 4e RTS de la 9e DIC, qui compte 15 000 « Sénégalais », débarque à J + 2, le 17 août. Il traverse le massif des Maures et plonge sur Toulon par l’est. « De Saint-Tropez, on a marché pendant deux jours, racontait-il. Puis les camions américains sont venus nous chercher pour nous conduire près de Toulon. » De là, son régiment ainsi que le 6e RTS ont pour mission de pénétrer dans la ville portuaire par La Valette-du-Var. Le mont Coudon surplombe la plaine. L’artillerie allemande canarde sans retenue en direction de Solliès. Les tirailleurs sénégalais ne battent pas en retraite mais peinent à se frayer un chemin. Ils subissent de lourdes pertes.

 

D’autres troupes de l’armée B sont sur le point de pénétrer dans Toulon par Hyères. Les tirailleurs algériens du 3e RTA prennent position au Revest, appuyés par les maquisards de Siou Blanc. La ville est encerclée et bombardée. Environ 300 habitants périssent sous les bombes américaines. Le chemin s’ouvre petit à petit. « Depuis le mont Coudon, expliquait Issa Cissé, les Allemands pouvaient voir quelqu’un à deux kilomètres. Nous avions du mal à avancer. » Menant un sévère combat, les tirailleurs sénégalais rentrent dans La Valette : « Le 25 août à minuit pile, nous sommes entrés dans Toulon ! »

Sombres souvenirs

La bataille est perdue pour la Wehrmacht. Les militaires du Reich se jettent dans les bras des Américains ou des troupes françaises. Les deux hommes ont cette même exclamation et cette même fierté : « On a libéré Toulon ! »

Le nettoyage de la ville est confié aux 4e, 6e et 13e RTS. « Nous empêchions les FFI [Forces françaises de l’intérieur] de raser les femmes qui avaient fréquenté les Boches et d’exécuter les collabos », disait Alioune Fall, avant de reprendre : « Mon officier français m’a sauvé la vie dans les rues de Toulon, c’était un jeune, un brave, courageux ! Je ne l’oublierai jamais. »

Issa Cissé reste deux mois à Toulon. Son bataillon a pour mission de sécuriser la ville et de maintenir l’ordre. Les premiers jours, il ramasse les cadavres et les enterre. « Il nous a fallu trois jours pour ramasser les corps », confiait le vieil homme, le regard perdu dans ses sombres souvenirs.

A la suite de cette victoire, l’essentiel des troupes remonte la vallée du Rhône et les Alpes pour faire jonction avec celles qui viennent de Normandie. Alioune Fall combat jusqu’en Alsace. Nous sommes en automne, le froid arrive dans l’est de la France. L’ordre est alors donné de « blanchir » les troupes. Au grand dam des officiers, les soldats africains sont retirés du front et remplacés par de nouvelles recrues et des maquisards FFI de tous bords. La 9e DIC perd des soldats aguerris pour de jeunes hommes parfois inexpérimentés.

En France, la plupart des tirailleurs sénégalais sont alors cantonnés dans le Sud. D’autres, comme Issa Cissé et Alioune Fall, participent au recrutement. « C’est comme ça que j’ai découvert Annecy, Chambéry… », expliquait le second. Le jeune homme parcourt les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie, « car les gens là-bas connaissent le froid », afin de recruter des combattants pour conduire la France à la victoire finale.

« Dans l’administration française, il y avait des salauds »

Issa Cissé et Alioune Fall, comme d’autres tirailleurs rencontrés, sont unanimes : la France a eu un comportement ingrat. « De Gaulle nous a barré la route vers la victoire finale, c’est un colonisateur, rappelait Issa Cissé. Les Français sont bons, mais leurs gouvernants ne l’ont pas toujours été avec nous. Pourquoi ? Parce que nous sommes Noirs. Au front, il n’y avait pourtant aucune différence. Combien de Sénégalais sont morts ? Pour qui ? Pour la France. Pour que le drapeau français puisse exister. »

Les deux hommes insistaient sur les liens d’amitié, de fraternité, d’amour parfois, qu’ils ont tissés avec les Français, que ce soient leurs frères d’armes, leurs marraines de guerre ou tout simplement des habitants rencontrés, souvent bien différents de ceux des colonies.

Malgré les nombreuses disparités, la cristallisation des pensions, le massacre de Thiaroye, les oublis historiques et toutes les injustices vécues durant plus de soixante-dix ans, ces hommes, au crépuscule de leur vie, faisaient nettement la différence entre le peuple français et son gouvernement.

Avec émotion et une grande sincérité, Alioune Fall disait : « Dans l’administration française, il y avait des salauds. Mais le peuple français est un peuple formidable. Il est très accueillant. Tout ce que nous avons fait pour le peuple français, il le mérite. »

Croix de guerre et Légion d’honneur

Issa Cissé et Alioune Fall étaient fiers d’avoir combattu le nazisme, même si de douloureux souvenirs les ont hantés jusqu’à la fin de leur vie. « La nuit, confiait Issa Cissé, je ne cesse de voir les tas de cadavres que j’ai dû empiler après la bataille de Toulon. »

L’ancien combattant est décédé en avril 2018 à l’âge de 96 ans. Depuis vingt ans, il était le responsable de son quartier et vivait dans une maison animée en permanence par des rires d’enfants. Sur son boubou blanc, il aimait accrocher ses médailles, dont celles de la Croix de guerre et la Légion d’honneur.

Alioune Fall, quant à lui, habitait la ville de Thiès, à 70 km à l’est de Dakar. A 95 ans, il vivait simplement, se disait heureux de pouvoir faire le ramadan : « Je mange quelques dattes à 5 heures du matin et je tiens la journée. » Pour la première fois depuis soixante-quinze ans, il ne repensera pas aujourd’hui à cette journée du 15 août 1944. Alioune Fall s’en est allé en janvier, à l’âge de 97 ans. Il était le dernier soldat recensé par l’Office national des anciens combattants du Sénégal à avoir participé au débarquement de Provence. Comme Issa Cissé et tant d’autres tirailleurs, Alioune Fall aimait se souvenir que beaucoup d’Africains se sont battus pour libérer la France.

Source: Le monde.fr

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