– Le Président français effectue une tournée africaine alors que son pays, en perte d’influence sur le continent, tente de dessiner une nouvelle trajectoire dans ses relations.
Le Président français a entamé, lundi soir au Cameroun, une tournée africaine de quatre jours. Après sa visite à Yaoundé, il se rend au Bénin et en Guinée-Bissau.
À travers cette série de visites, Emmanuel Macron tente d’insuffler un nouvel élan aux relations franco-africaines, alors que Paris semble accuser une perte d’influence sur le continent depuis quelques années.
Pour tenter d’observer les tenants et les aboutissants de la nouvelle stratégie que Paris souhaite appliquer dans ses relations avec l’Afrique, l’Agence Anadolu (AA) a interrogé Leslie Varenne, présidente de l’Institut de Veille et d’Étude des Relations Internationales et Stratégiques (IVERIS), ainsi que Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
– Défiance, ressentiment et fronde des Africains contre la France
Emmanuel Dupuy constate tout d’abord la “défiance entre la France et les pays africains”.
Selon le chercheur français, celle-ci “est culturelle, s’inscrit dans une longue durée et ne vient pas uniquement de la présidence Macron.
“On peut appeler ça une francophobie, une forme de fatigue du positionnement français vis-à-vis du continent africain, une remise en cause de la relation entre la France et l’Afrique après 60 ans d’indépendance”, constate-t-il.
Leslie Varenne dresse un constat similaire. “Le sentiment anti-français existait avant Macron et il s’est développé pour un grand nombre de raisons”, explique-t-elle, en citant notamment l’opération Harmattan, soit l’intervention française en Libye en 2011, qui renversa le « guide de la Révolution » Mouammar Khaddafi, ainsi que le positionnement de Paris sur la crise politique qui s’est dessinée en 2010-2011 en Côte d’Ivoire, à l’issue du différend électoral entre le président sortant Laurent Gbagbo et son adversaire Alassane Ouattara, ayant mené le pays à une situation de guerre civile et à plus de 3200 morts.
“Ce sentiment anti-français existait avant Emmanuel Macron et il était déjà très important”, constate la présidente de l’IVERIS qui estime néanmoins qu’à travers “son attitude jugée arrogante et paternaliste, de par ses injonctions et les rapports qu’il a entretenus avec ses homologues africains, le chef d’État français a poussé ce sentiment anti-français à des sommets stratosphériques”.
La chercheuse française cite notamment le discours d’Emmanuel Macron à l’Université de Ouagadougou, le 28 novembre 2017, en présence du président de l’époque, Roch Marc Christian Kaboré ; un discours jugé paternaliste, voire humiliant pour le chef d’État burkinabè. Leslie Varenne rappelle également “la convocation de Pau”, soit le sommet du G5 Sahel, en présence des chefs d’État tchadien, malien, nigérien, burkinabè et mauritanien.
Enfin, la présidente de l’IVERIS évoque “les injonctions au Mali”, le Président français traçant des lignes rouges pour interdire au Président malien Ibrahim Boubacar Keïta et à son successeur, Assimi Goïta de « dialoguer avec les djihadistes », constituant une ingérence directe dans les questions intra-maliennes.
– Outre l’ingérence, les accusations de duplicité
Leslie Varenne constate également que le chef d’État français, ainsi qu’un nombre de chercheurs, accusent fréquemment la Russie de jouer sur la francophobie ambiante et, directement ou indirectement, de causer cette perte d’influence de la France en Afrique.
“Sur ce point, il faut raison garder. La perte d’influence française en Afrique, elle vient essentiellement de la politique française, mais plus largement de la politique occidentale qui est toujours de faire deux poids deux mesures”, constate-t-elle avant de préciser ses propos.
“C’est-à-dire qu’on voit très bien que, par exemple, la France a des principes, sur la démocratie et sur les coups d’État, que tout le monde considère comme de bons principes. Cependant, cela ne l’empêche pas d’avoir de très bonnes relations avec des chefs d’État parvenus au pouvoir de façon anti-démocratique” déclare-t-elle, citant l’exemple de la “dynastie tchadienne” et des discussions entre la France avec la Guinée du président par Intérim, le Colonel Mamady Doumbouya pour envisager une coopération militaire, ou “l’entretien de bons rapports avec la junte burkinabè”. Donc, en somme, on constate vraiment toujours ces deux poids, deux mesures”, juge-t-elle, citant en opposition à ces exemples, la dégradation des relations françaises avec le Mali.
La chercheuse qualifie cette attitude de Paris, de “géopolitique à géométrie variable” et ses conséquences de “retour de boomerang de la politique à géométrie variable”.
Pour la présidente de l’IVERIS, cette observation “s’applique à la France aussi bien qu’aux États-Unis”, mettant le recul des pays occidentaux, en opposition avec les gains de la Russie qui n’est “justement pas soupçonnées d’avoir cette politique à géométrie variable”.
Pour Emmanuel Dupuy, le constat est similaire. “Au niveau économique, les entreprises françaises subissent les contrecoups d’une fragilité de l’image de la France, notamment de la patrie des droits de l’homme. Nous soutenons des régimes politiques qui, eux-mêmes, bafouent les fondamentaux mêmes de leurs principes constitutionnels”, fait-il remarquer.
“On nous reproche souvent de soutenir des responsables politiques qui ne sont pas forcément au diapason des opinions publiques que la France entend promouvoir. On fait du « en même temps » : on engage un dialogue avec la société civile africaine, tout en parlant avec des régimes qui bafouent les fondamentaux même de la démocratie. La France est certes toujours attendue comme un partenaire économique important, mais elle donne le sentiment de soutenir des régimes qui ne sont pas au diapason de la société civile,” constate le président de l’IPSE.
Par ailleurs, lors de sa visite au Cameroun, un journaliste de Cameroon Radio Television (CRTV) a fait remarquer, mardi, au Président français, la “bienveillance démontrée par l’Occident” à l’égard de l’Ukraine, notamment le “concours financier et la qualité du matériel militaire” qui lui sont fournies par ceux-ci, en opposition à l’absence ou au manque d’un soutien similaire aux pays africains pourtant, eux aussi confrontés à des défis sécuritaires majeurs et à des problèmes économiques, le journaliste faisant état de “deux poids, deux mesures”.
– Concurrence d’autres pays
Faisant référence à la tournée africaine que mène actuellement le chef d’État français, Emmanuel Dupuy signale “un autre paradoxe lié à une double dynamique”.
“Un certain nombre de pays arrimés dans la francophonie sont en train de s’ouvrir à la concurrence”, note le chercheur français, citant le Gabon et le Togo qui ont récemment décidé d’adhérer au Commonwealth alors que le Bénin et la République centrafricaine pourraient en faire de même.
“Ainsi, des pays succombent aux sirènes de nos partenaires (Royaume-Uni ou Union européenne) et adversaires économiques (Türkiye, Russie ou Chine). Ces derniers ont une véritable volonté de prendre à témoin les 54 pays africains sur la manière dont l’Occident serait uni contre la Russie. Aux assemblées générales internationales, certains pays africains se sont d’ailleurs abstenus, comme lors du vote de la résolution du 24 mars dernier contre la Russie. Le président Emmanuel Macron entame cette tournée africaine pour remettre la France au centre du jeu alors que Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, est en train de faire la même chose en se rendant en Ouganda, en Égypte et au Congo”, rappelle le président de l’IPSE.
Emmanuel Dupuy rapporte également la décision validée, il y a quelques jours, par les États-Unis, d’organiser un sommet avec l’Afrique et un sommet Afrique-Russie qui se tiendra à Saint-Pétersbourg.
“La France est dans une logique où elle entre en compétition avec d’autres pays sur sa zone historique d’influence. On ne peut plus parler d’une relation entre la France et l’Afrique, mais d’une relation entre l’Europe et l’Afrique”, note le chercheur, faisant état d’une “concurrence avec des États européens qui sont de plus en plus agressifs au sens économique du terme, comme l’Allemagne, ou l’Espagne de plus en plus présente en Afrique, ainsi que l’Italie qui a une politique étrangère très agressive alors que la France est toute seule”.
Le président de l’IPSE note enfin que l’Union européenne et l’Union africaine ont, par ailleurs, confirmé, les 17 et 18 février derniers, à Bruxelles, l’importance de la relation institutionnelle entre la Commission de l’UE et la Commission de l’UA, comme en attestent les récents déplacements de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, à Dakar, Rabat et Addis-Abeba, autour de la mobilisation des 150 milliards d’euros dédiés à l’Afrique, dans le cadre du nouveau projet « EU Global Gateway » visant à œuvrer conjointement sur les questions d’éducation, des systèmes de santé ; d’énergie ; de transports ; des infrastructures & du numérique. Il a bien été signalé que dans l’UE, il y a 27 pays et non pas uniquement la France”.
La présidente de l’IVERIS constate que cependant que, “l’Italie, par exemple, développe sa propre stratégie pour l’Afrique, ainsi que l’Espagne et l’Allemagne qui a dépassé la France en termes de commerce avec l’Afrique francophone. Malgré l’idéologie européenne d’Emmanuel Macron, chaque pays a ses propres intérêts. Et chaque pays a des intérêts divergents”, souligne la chercheuse française.
Leslie Varenne rappelle également l’échec de la mission européenne « Takuba » de lutte contre le terrorisme dans le Sahel, venue en renfort de l’opération « Barkhane » et de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).
“Takuba était la grande invention du premier quinquennat Macron. L’idée était de faire rentrer l’Europe dans le Sahel et d’en faire le laboratoire de la défense européenne. Takuba c’est terminé”, rappelle-t-elle alors que la mission européenne qu’Emmanuel Macron a eu peine à constituer, a été dissoute cette année, en parallèle avec la réorientation et le redéploiement de l’opération Barkhane.
– Réécriture de l’histoire avec l’Afrique
Interrogé sur le nouvel élan qu’Emmanuel Macron tente d’insuffler aux relations franco-africaines, alors que Paris semble accuser une perte d’influence sur le continent depuis quelques années, Emmanuel Dupuy fait d’abord état d’une “réécriture de l’histoire entre le continent africain et la France”.
Le président de l’IPSE cite, dans cet esprit, la restitution historique, engagée pour la première fois par Emmanuel Macron, de bien pillés par la France aux pays africains, sous l’ère coloniale, notamment la restitution au Bénin, en novembre 2021, de 26 œuvres des trésors royaux d’Abomey, pillés au XIXe siècle par les troupes coloniales et conservés jusqu’à récemment au musée parisien du Quai Branly.
“Le plus dur reste, néanmoins, à réaliser, alors que 90% des œuvres africaines sont conservées dans des musées hors du continent africain, dont les 70 000 artefacts conservés au musée du Quai Branly”, note le chercheur.
Emmanuel Dupuy estime que la visite du chef d’État français au Bénin, où il entretient des “relations permanentes avec le président Patrice Talon”, s’inscrit dans le cadre de cette réorientation, que Macron a voulu mettre en œuvre, dès son discours de Ouagadougou en 2017, qui “n’avait pourtant pas été perçu aussi positivement que certains l’auraient souhaité”.
“La visite en Guinée-Bissau s’inscrit dans une logique de coopération régionale. Le président de Guinée-Bissau, qui a échappé à un coup d’État militaire en février dernier est le président de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)”, note le chercheur français.
Concernant la visite de deux jours au Cameroun, Emmanuel Dupuy estime qu’elle est “hautement stratégique alors qu’Emmanuel Macron entend ainsi rappeler l’importance du partenariat stratégique entre la France et le Cameroun, et que les entreprises françaises ne pèsent plus qu’environ 10 % de l’économie camerounaise, contre 40 %, il y a trente ans”.
Outre les enjeux diplomatiques et économiques, le président de l’IPSE rappelle également les questions sécuritaires au sein “d’une relation bilatérale qui se conjugue au rythme tant de la lutte contre le terrorisme, que du séparatisme armé au Nord-ouest et Sud-ouest du Cameroun, qui sévit désormais depuis six ans, et, enfin, de la piraterie maritime, particulièrement active dans la partie orientale du Golfe de Guinée”.
– Absence de stratégie et choix de la discrétion militaire au Sahel et en Afrique de l’Ouest
Interrogée sur la nouvelle stratégie militaire envisagée par la France en Afrique, notamment au Sahel et en Afrique de l’Ouest, Leslie Varenne estime que “la nouvelle stratégie semble être qu’il n’y ait pas de stratégie ; dans le sens où on nous avait annoncé une stratégie pour le Sahel et l’Afrique de l’Ouest, pour juin dernier, après les élections législatives françaises, et puis là, on apprend que ce sera pour l’automne. Donc, pour l’instant, il reste un grand flou sur la nouvelle stratégie militaire française en Afrique ou même tout simplement la stratégie française en général”.
La présidente de l’IVERIS rappelle qu’après le redéploiement de Barkhane, à peu près 2500 militaires resteront dans la zone Sahel-Afrique de l’Ouest et que “la France veut se faire toute petite et se mettre en deuxième ligne pour tenter de pallier cette image d’ex-puissance coloniale, arrogante et exerçant une forme d’ingérence.
“En somme, en termes militaires, la France choisit la stratégie de la discrétion pour donner le message que l’Afrique est souveraine”, constate la chercheuse française qui observe, néanmoins, que Paris vise à agrandir sa présence dans la région, en l’étendant jusqu’au Golfe de Guinée, tout en réduisant son empreinte militaire.
Leslie Varenne se questionne sur une éventuelle insuffisance de la présence militaire française dans la région alors que la menace terroriste s’étend désormais du Sahel vers la côte occidentale de l’Afrique, notamment au Togo et au Bénin et que des discussions seraient possiblement engagées avec la Guinée du Colonel Mamady Doumbouya.
La présidente de l’IVERIS déplore, par ailleurs, le manque d’autocritique des autorités françaises sur l’échec de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel après quasiment une décennie de présence des forces antiterroristes françaises dans la région.
Leslie Varenne constate que les autorités commencent à reconnaître les insuffisances de la stratégie du “tout militaire” et à évoquer la “défaillance des États” alors “qu’on ressort comme une nouveauté ce vieux principe, ce vieux concept : le nexus « sécurité et développement ».
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