Loi d’habilitation anticonstitutionnelle, ordonnance illégale et antipopulaire
Meguetan Infos
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Sans être un boutefeu de polémiques ni un souffre-douleur d’intellectuels apeurés, ma première réaction, face à l’évocation de l’illégalité de l’ordonnance n°008/PT-RM du 07 février 2025, relative à la création d’un fonds spécial au moyen d’une nouvelle taxation des citoyens, à travers leurs communications téléphoniques et transactions électroniques, a été de me contenter d’un simple commentaire laconique et désapprobateur sur un réseau d’amis.
Ensuite, des juristes m’ont interpellé et exigé de moi, une explication argumentée.
Ce billet, que je souhaite informatif, s’adresse à eux en premier lieu, mais aussi au grand public des lettrés, confus, voire étourdis, par le matraquage de textes de lois sous la Transition, aussi nombreux que souvent conflictuels, et surtout constamment violés.
Une loi d’habilitation, qu’est-ce que c’est ?
Une loi d’habilitation est une loi spéciale, prévue par la Constitution et adoptée par le parlement, pour habiliter le gouvernement, autrement dit, lui reconnaître le droit, de prendre des mesures par ordonnance, dans un temps limité et dans des domaines précis qui relèvent normalement de la loi, et non des règlements.
Une ordonnance est un texte normatif, au-dessus des actes réglementaires (décret, arrêt etc.), pris par le pouvoir exécutif (président+gouvernement), sur autorisation du parlement, dans des domaines précis qui relèvent de la loi, selon la répartition constitutionnelle, et dans un délai donné. Donc, elle doit être précise non seulement dans les domaines qu’elle touche, mais aussi dans le temps qu’elle couvre.
Que dit la nouvelle Constitution malienne en la matière et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle ?
A son article 121, la Constitution dispose : « Le gouvernement peut, pour l’exécution de son plan d’action, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en Conseil des Ministres, après avis de la Cour suprême. […] ».
Il en découle ici trois critères fondamentaux pour la validité de toute ordonnance et par ricochet de toute loi d’habilitation :
Une justification ou un but précis : l’exécution de son plan d’action, déjà connu du parlement, car présenté et validé devant lui;
Un délai précis : un délai limité dans le temps, qui va d’une date à une autre, clairement indiqué ;
Une ou des matières précises : des mesures ou certaines mesures qui doivent clairement être indiquées aux parlementaires dans les matières (objets) concernées.
Du domaine réservé à la loi : les matières concernées et clairement indiquées au parlement doivent être réservées, de par la Constitution, au domaine de la loi.
Quant à la Cour constitutionnelle, il suffira à la compréhension persuasive de cette analyse, de citer son avis n°2015-01/CCM aux fins de demande d’avis portant sur la possibilité d’amendement d’une ordonnance par l’Assemblée nationale (in Recueil des Arrêts, avis et autres décisions de la Cour constitutionnelle du Mali, vo.6, 2014-2017, pp 85-88), dans lequel elle est, on ne peut plus, claire : « L’ordonnance est une mesure prise par le Gouvernement dans les matières relevant normalement du domaine de la loi ; qu’une loi d’habilitation doit fixer les domaines […] où le Gouvernement pourra prendre des ordonnances ; […] ».
La Cour, ici, met l’emphase sur la fixation des domaines par le parlement, où il autorise le Gouvernement à prendre des ordonnances. Car, il arrive que le projet d’ordonnance soumis à son appréciation soit vague à ce sujet, alors il appartient au parlement de respecter son obligation constitutionnelle en apportant la précision ou la limitation nécessaire. A défaut, il se rend coupable de violation de la constitution et de provoquer l’illégalité de tous les actes qui en sortiront.
Que dit la loi d’habilitation n°2024-038 du 27 décembre 2024 autorisant le Gouvernement à prendre certaines mesures par ordonnance ?
A son article premier, elle dispose : « le Gouvernement est autorisé, entre la clôture de la session ordinaire du Conseil national de Transition ouverte le 07 octobre 2024 et l’ouverture de la session ordinaire du 07 avril 2025, à prendre, par ordonnance, certaines mesures qui sont normalement du domaine de la loi, notamment : – la création, l’organisation et le contrôle des services et organismes publics ;- l’organisation de la production ; – les statuts du personnel ;- les traités et accords internationaux ;- le régime électoral. ».
A la lumière des critères fondamentaux constitutionnels susmentionnés, auxquels sont soumis l’ordonnance et sa loi d’habilitation, on doit forcément faire quatre constats :
Le délai précis est respecté : entre la clôture de la session ordinaire du CNT et l’ouverture de la seconde session ordinaire du 07 avril 2025 ;
Le domaine réservé à la loi est respecté : les matières citées relèvent toutes du domaine de la loi, suivant l’article 115 de la Constitution ;
Le but précis est violé : il n’est nullement mentionné le rapport entre cette habilitation et le plan d’action du Gouvernement ;
La précision des matières est violée : par l’utilisation de l’adverbe « notamment », deux significations sont possibles ; d’abord l’importance de noter lesdites matières et enfin, l’importance de leur citation parmi d’autres. Dans ce second sens, cela équivaut à donner au Gouvernement carte blanche, pour prendre des mesures par ordonnance dans tous les domaines de la loi. C’est une forfaiture. C’est comme si le CNT donnait au gouvernement le droit de se substituer à lui, pendant un délai donné. La Constitution ne lui reconnait pas ce droit, c’est pourquoi elle a bien imposé une fixation des matières concernées, car les matières ne se valent pas et certaines ont des valeurs constitutionnelles. Elle a voulu la transparence et la délégation dans l’habilitation, le CNT a préconisé l’opacité et la démission temporaire dans la transmission.
Il en résulte que le CNT a manqué à son obligation constitutionnelle de fixer les matières, autrement dit d’en donner une liste exhaustive, sur lesquelles il autorise le Gouvernement à prendre des ordonnances. Une partie des membres du CNT aurait pu saisir la Cour constitutionnelle à l’effet de déclarer inconstitutionnelle cette loi d’habilitation (art.147 Const.), mais hélas, pour qui en connait la composition et le besoin de compétences juridiques.
Au Burkina Faso, le 23 juillet 2020, à l’occasion d’une saisine pour avis, le Conseil constitutionnel a jugé anticonstitutionnel, le projet d’ordonnance portant régime juridique applicable aux agents contractuels non permanents de la fonction publique, en des termes qui lèvent toute équivoque sur le fait qu’une ordonnance ne peut aucunement traiter de toutes les matières réservées à la loi : « La loi n°015-2020/AN du 05 mai 2020 a habilité le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnances dans le cadre de la lutte contre la maladie à coronavirus (Covid-19) ; que le projet d’ordonnance pour lequel l’avis est demandé ne fait aucun lien avec la lutte contre la maladie à coronavirus (Covid-19) ; que l’adoption d’un régime juridique applicable aux agents contractuels non permanents de la fonction publique de l’Etat est prévue à l’article 207 de la loi n°018/CNT du 24 novembre 2015 portant Statut général de la fonction publique de l’Etat ; qu’il s’agit d’un projet d’ordonnance dont l’importance nécessite qu’il fasse l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale ».
Voilà à quoi sert la répartition des pouvoirs entre les institutions ou les organes institutionnels de l’Etat ; en jouant chacun son rôle, on évite les abus et on préserve la confiance des citoyens, gage de réussite de tout projet de société ou de tout vivre-ensemble, voire de tout programme politique.
En quoi, l’ordonnance est illégale et impopulaire ?
Dans son cinquième Visa, elle se fonde sur la loi d’habilitation inconstitutionnelle, telle que démontrée ci-dessus.
D’une part, les matières qu’elle régit ne figurent pas dans la liste complète au sens premier de l’adverbe utilisé dans le premier article de la loi d’habilitation, et d’autre part, en son second sens ces matières n’y sont précisées nulle part.
Donc, le critère constitutionnel de précision des matières concernées est gaillardement violé, ainsi que la justification conformément au plan d’action du Gouvernement.
D’ailleurs, l’impopularité de ces mesures de taxation prouve-t-elle que portées à l’attention des conseillers nationaux, un débat en aurait suivi de nature à dissuader le Gouvernement d’aller plus loin. De multiples vidéos et commentaires sur les réseaux sociaux et dans les quartiers n’approuvent pas ces mesures pour quatre raisons, en fait qui reviennent à la même :
L’augmentation croissante des budgets des organes de la Transition : le président de la Transition, le Conseil national de Transition et la Gouvernement de la Transition ;
La constance du train de luxe de l’Etat : les véhicules de luxe et les avantages liés aux fonds spéciaux accordés à certaines personnalités ;
Les indemnités de communications accordées aux chefs d’institutions et tous les hauts fonctionnaires de l’Etat ; donc une partie de l’élite ne paiera pas une partie de ces taxes ;
L’exemple de solidarité collective doit d’abord venir des dirigeants : voilà le résumé de la raison des raisons de leur révolte.
Il existe des mercenaires sorciers du droit, qui veulent comme à leur habitude tordre le cou à tout, même à la taxation, pour la faire ressembler à « l’organisation de la production », citée dans la loi d’habilitation. Qu’ils ne vous trompent guère, ouvrez n’importe quel dictionnaire spécialisé, la production a pour objet la fabrication des produits répondant aux besoins des clients (citoyens). Son organisation se réfère à son encadrement, notamment la création, l’aménagement, la répartition des inputs (marchandises, énergies etc.) et des facteurs de production (capital et travail).
La taxation, quant à elle, relève de la fiscalité, qui concerne un prélèvement sur les revenus ou les biens d’un acteur donné.
Cependant, au regard de tout ce qui précède, peut-être qu’au moment d’examiner le projet de loi de ratification de cette ordonnance, à déposer avant le 07 avril prochain, selon l’article 2 de la loi d’habilitation, le CNT aura à cœur de refuser ladite ratification, au motif de la non-conformité de l’ordonnance à sa loi d’habilitation (adverbe « notamment », pris au sens premier).
Finissons cet éclairage, je l’espère surtout pour nos hommes et femmes de droit et nos étudiants qui doivent s’élever à la hauteur de leur savoir, par nous poser deux questions existentielles :
Quelle refondation peut-elle sortir d’une attitude si écrasante du pouvoir, à vouloir tout assujettir, jusqu’à ses propres lois et décrets, votés sous la Transition et selon sa volonté ?
Quels citoyens sortiront de ce moule si moralement dégradant ?
Bamako, le 18 février 2025.
Dr Mahamadou KONATE
Juriste publiciste
Directeur général de Conseils Donko pour la gouvernance et la sécurité
L’Alternance