INTERVIEW. MR AROUNA MODIBO TOURÉ, MINISTRE DE LA COMMUNICATION ET DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE : « NOUS VOULONS AFFIRMER NOTRE VOLONTÉ DE NE PAS RATER LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE »
De Bamako à New York et Washington, en passant par Genève, Dubaï, Paris et un peu partout à travers le monde, Arouna Modibo Touré véhicule la mission dévolue au département chargé du numérique, celle d’impulser l’utilisation de l’économie numérique comme levier de développement, de transformation de l’écosystème, de création d’emplois, d’inclusion, et surtout de développement humain durable. Le ministre Touré n’a pas dérogé à cette règle lors des VIIes Assises de la transformation digitale en Afrique (ATDA), tenues à Paris, fin novembre dernier. A l’occasion de l’ouverture de la rencontre, il a livré un discours qui a marqué les esprits et prit une part active aux travaux. A l’issue des assises, le ministre Arouna Modibo Touré a accordé à notre confrère Alfred Mignot, AfricaPresse.Paris (AP. P) une interview dont nous vous proposons l’intégralité.
Monsieur le Ministre, vous venez de participer à l’événement Emerging Valley d’Aix-Marseille, et vous voici à Paris, à l’Hôtel de l’Industrie où se déroulent les Assises de la transformation digitale en Afrique (ATDA). Pourquoi un tel engagement ?
Nous voulons affirmer notre volonté de ne pas rater la révolution numérique ! Au Mali, depuis 2014, à l’initiative du Président de la République, Ibrahim Boubacar Keïta, nous disposons d’un ministère chargé du numérique. Sa mission est d’impulser l’utilisation de l’économie numérique comme levier de développement, de transformation de notre écosystème, de création d’emplois, d’inclusion, et surtout de développement humain durable, c’est très important pour nous.
Dans votre discours d’ouverture, vous avez en effet insisté sur votre priorité d’inclusion numérique des zones rurales…
Oui, le Mali dispose déjà de 9 200 km de fibre optique, mais nous nous sommes rendu compte que ce sont surtout les habitants des capitales régionales qui profitent du sésame qu’est l’outil numérique, alors que les populations des zones rurales reculées en ont besoin pour survivre, surtout dans l’agriculture.
Comment cela ?
Aujourd’hui 60 % de la population africaine vit de l’agriculture, et ce taux atteint 80 % au Mali, qui compte 18 millions d’habitants pour 1, 24 million de km2. C’est une réalité peu connue, mais l’apport de l’agritech à l’économie est phénoménal, il contribue grandement à améliorer la vie des agriculteurs… Par exemple, une application permet aux agricultrices d’évaluer les besoins en eau d’une terre cultivée, de suivre les cours, de vendre leurs marchandises… mais encore faut-il pouvoir se connecter au réseau ! D’où notre volonté de ne pas laisser se creuser une fracture numérique.
Vous avez évoqué le lancement prochain d’un grand projet numérique, le Tubaniso de Bamako. De quoi s’agit-il ?
Sachez tout d’abord que Tubaniso signifie la maison de l’oiseau… L’idée a surgi lors du Policy Hackathon du Mali, organisé avec le soutien de la Banque mondiale (BM) en octobre dernier à Bamako. Il a réuni une centaine de jeunes startuppeurs qui ont échangé sur comment mettre leurs activités en phase avec un cadre juridique et réglementaire qui reste à créer, car aujourd’hui il n’y a aucun texte dans nos pays régissant startups et incubateurs.
L’idée de Tubaniso, c’est de mettre à profit un espace très vaste – 25 hectares – dont nous disposons pour en faire le complexe numérique de Bamako. Ce sera la Silicon Valley de l’Afrique de l’Ouest : il y aura des startuppeurs, des incubateurs, des accélérateurs.
D’où aussi ma présence à Paris comme à Emerging Valley : pour mettre le Mali et l’Afrique en valeur, montrer que nous ne sommes pas en marge de la révolution numérique. Pour faire savoir aussi que le programme XL Africa, porté par la Banque mondiale en 2017, aura désormais sa version francophone, l’Afrique Excelle.
Ce programme d’accélération d’une durée de six mois visant à soutenir les vingt startups les plus prometteuses du secteur du numérique en Afrique francophone sera donc acté à l’occasion du lancement à Bamako du Tubaniso Agribusiness and Innovation Center, vers la fin janvier
Comment sélectionnez-vous les jeunes pousses prometteuses ?
Cette compétition pour bénéficier du programme l’Afrique Excelle est destinée aux startups de l’Afrique de l’ouest francophone, auxquelles nous voulons donner leur chance, les faire accompagner par un mentor et les mettre en face d’investisseurs potentiels.
Nous ciblons des jeunes pousses à haut potentiel de croissance, susceptibles de lever entre 250 000 et 5 millions de dollars.
Quand même ! N’est-ce pas placer la barre un peu trop haut, dans le contexte du marché africain ?
Justement, oui ! C’est pourquoi j’ai prévu de revoir ce critère avec la Banque mondiale, car dès l’ouverture des inscriptions, les startups maliennes nous ont immédiatement alertés sur le fait qu’elles n’ont pas la capacité de concourir. Donc nous allons revoir ce critère un peu excessif pour notre contexte malien.
Qu’attendez-vous de cet événement de lancement ?
Ce sera un événement d’envergure internationale, car déjà à la suite de mon intervention aux ATDA, ici à Paris, beaucoup de personnes sont venues me solliciter pour enregistrer leur entreprise…Les initiatives que nous prenons se projettent toutefois au-delà du seul événement. Nous visons la mise en place d’un accompagnement durable des jeunes pousses. Cela passe notamment par la création de ce complexe numérique de Bamako-Tubaniso, ce qui permettra de développer du partenariat public-privé. D’ailleurs, sans le PPP, on ne pourrait pas faire émerger les startups.
Le Mali dispose-t-il du cadre réglementaire adéquat pour développer les PPP ?
Oui, le Mali dispose de tout l’appareillage juridique et réglementaire sur les PPP et les TIC… Mais nous n’avons pas un texte régissant les startups, et c’est ce que je suis en train d’élaborer avec l’aval de mon gouvernement : un texte qui réglemente les startups, mais aussi mette en place pour elles un fonds commun de financement alimenté par l’État et les partenaires financiers.
Face aux déboires d’une mondialisation débridée, certains économistes, notamment de l’IPEMED mettent de plus en plus en avant le concept de la “Verticale AME” – pour Afrique-Méditerranée-Europe – présentée comme l’échelle idéale pour un partage partenarial de la chaîne de valeur de production. Adhérez-vous à cette vision ?
Très concrètement, oui ! Je connais le cas de startups françaises qui développent leurs solutions en Afrique pour les réimporter en France, ou en Europe.
Plus largement, nous avons heureusement cessé de croire que l’innovation viendrait seulement de l’Occident pour rayonner en Afrique ! Le mouvement inverse, d’Afrique vers l’Occident, est désormais d’une évidence absolue ! Dans le domaine de l’agritech, par exemple pour la mesure de la fertilité des sols, nous avons été précurseurs, notamment avec l’utilisation des drones.
Ce qui nous manque encore, c’est la technologie… Mais l’économie numérique rebat les cartes, elle génère une sorte d’égalité entre les peuples.
Ainsi, il n’est pas toujours nécessaire d’être très instruit pour utiliser l’outil informatique. Au Mali, justement, nous avons une plateforme qui permet aux agricultrices d’évaluer la quantité d’engrais dont elles ont besoin pour leur terre, de connaître les cours, d’écouler leur production… tout cela se fait par commande vocale.
Revenons au lancement du complexe numérique de Bamako-Tubinaso. Comment se présentera ce nouvel espace dédié aux jeunes pousses ? Vous allez édifier une sorte de campus ?
Non. Nous voulons avancer vite, alors nous allons démarrer et proposer rapidement des stands et espaces ouverts aux startups qui viendront faire valoir leur savoir-faire. Bien sûr, le complexe numérique de Bamako ayant vocation à être un futur lieu permanent d’accueil de startups, plus tard nous pourrons envisager d’édifier des bâtiments intelligents.
Et le financement ?
La Banque mondiale a promis plusieurs millions de dollars, mais le montant exact est en cours de discussion. L’Agence italienne de coopération pour le développement apporte aussi une contribution…
Et que fait l’AFD, l’Agence française de développement ?
J’étais avec Rémy Rioux, le Directeur général de l’AFD. Il a bien pris en considération le potentiel du projet et les capacités financières à y injecter. C’est à nous maintenant de préparer notre dossier afin de solliciter l’AFD. Nous sommes confiants, car l’AFD appuie déjà le Mali dans divers domaines…
Tout de même, je tiens à dire que l’AFD a monté un projet d’e-éducation dans l’une de nos localités, et je salue cette initiative qui bénéficie à notre population… Reste qu’il est important qu’on puisse établir une meilleure concertation entre partenaires afin que l’appropriation soit totale.
En fait, vous regrettez parfois un manque de concertation préalable ?
Nous admettons bien sûr que la gestion des ressources financières revienne aux bailleurs, mais il y a une déperdition d’efficacité si nos partenaires techniques et financiers s’adressent directement aux collectivités pour la mise à leur disposition de sommes relativement modestes. Il est important de mutualiser ces ressources pour monter des projets d’envergure dans une même zone géographique, au lieu de générer du mécontentement en aidant une collectivité et pas une autre, qui lui est voisine. Et pour faire cela, la bonne porte d’entrée pour nos partenaires, ce sont évidemment nos services de l’État.
Propos recueillis par Alfred Mignot, AfricaPresse.Paris (AP.P)
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