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Les facteurs soutenants l’influence russe dans le monde

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INTRODUCTION

« La Russie a un caractère différent. Nous n’abandonnerons jamais l’amour de la Patrie, la foi et les valeurs traditionnelles, les coutumes de nos ancêtres, le respect de tous les peuples et de toutes les cultures » (Poutine, discours du 09 mai 2022).

Au lendemain de la guerre froide, la nouvelle fédération Russe s’est trouvée devant un environnement international transformé par sa propre naissance ou elle devra sur la base d’une identité neuve rependre son influence sur le monde russe également transformé. Pour ce faire le pays doit user de son influence et sa puissance héritées de l’URSS pour favoriser la sécurité et la stabilité de l’ordre international. Elle dégagera finalement une vision stratégique autour de la défense du rapport d’équilibre des forces dans le monde axé sur la souveraineté des Etats.

Cette année, dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, dans son discours traditionnel du 09 mai consacrant la date anniversaire de la victoire face à l’Allemagne nazie en 1945, Poutine renouvelle la mission en ces termes:

« Aujourd’hui, vous défendez ce pour quoi vos pères et vos grands-pères, vos arrière-grands-pères se sont battus. Pour eux, le plus important sens de la vie a toujours été le bien-être et la sécurité de la Patrie. Et pour nous, leurs héritiers, le dévouement à la Patrie est la valeur principale, un soutien fiable pour l’indépendance de la Russie ».

Depuis la fin de la guerre froide la Russie n’a cessé de voir le manque de leadership sécuritaire en Europe comme une menace importante contre la sécurité mondiale. La dépendance de l’Europe à l’OTAN est une faiblesse qui ne permet pas d’établir le rapport d’équilibre des forces nécessaire à la sécurité mondiale. Les russes considèrent les actions militaires de l’OTAN au Kosovo, en Irak, en Syrie, en Lybie etc… comme une menace plus ou moins directe au système international basé sur le principe de la souveraineté nationale ainsi qu’à tout État en proie à des conflits interethniques (Andrei Minatchev et Jacques Lévesque, 2004). Ce principe est alors à la fois un objet de sécurité et un objet de reconnaissance, où toute atteinte à la souveraineté d’un État est vue, par voie de réciprocité, comme une menace pour tout autre État. Il s’agit-là du principe fondamental qui permet de mieux situer les facteurs qui soutiennent l’influence Russe dans le monde que nous allons étudier.

L’OTAN ET LE MANQUE DE LEADERSHIP SECURITAIRE EN EUROPE

 « La Russie était, est et sera, bien entendu, une puissance européenne majeure » (POUTINE Vladimir, Discours intitulé « Annual Address to the Federal Assembly of the Russian Federation », Moscou, 25 avril 2005).

Pour la Russie, l’ordre mondial libéral n’est ni juste, égalitaire ou authentiquement universaliste (Dusoulier et Sergieivskyi, 2022 dans le cadre du dossier thématique « Trente ans après, le pluralisme dans l’espace postsoviétique »). Le pays travaillera alors à restaurer la crédibilité de l’armée russe comme force de combat, et prouver aux États que les garanties de sécurité occidentales, même celles offertes par l’OTAN, ne signifient rien face à la puissance de la Russie » (Jolicoeur, 2008). La Russie va convaincre le monde qu’elle est un partenaire raisonnable et fiable. Sa position sur l’Irak, sur la Syrie, la Lybie et plus récemment sur le Mali et la RDC finiront par donner une position claire de la vision russe du monde et des Etats face aux emprises de l’OTAN et un monde unipolaire dominé par les américains.

Mieux, l’« opération militaire spéciale que la Russie mène en ce moment en Europe et plus précisément en Ukraine a fini par convaincre le monde que la Russie entend jouer pleinement son rôle de leadership sécuritaire en Europe face à une Europe chevauchée par les américains qui perçoivent peu le danger d’ un monde autoritaire sous l’ égide des américains.

Déjà, contre la campagne de bombardement de la Yougoslavie par les alliés de l’OTAN, le Ministre des Affaires Etrangères Russes, Igor Ivanov (Conférence de presse, le 25 mars 1999) tranchait en ces termes : « L’OTAN a montré la pleine mesure de sa nature. Les dirigeants de cette alliance nous persuadaient avec tant d’assiduité que l’OTAN était presque une nouvelle organisation qui s’est débarrassée des vices de la guerre froide. Or, tout de suite après l’admission des trois nouveaux membres (adhésion de la République tchèque, Hongrie et Pologne en 1999), l’OTAN a fait preuve de son agressivité ».  Le Ministre fera aussi remarquer que « même si l’OTAN affirme l’unité et la cohérence de ses rangs, il est clair pour tout le monde que Washington est le principal instigateur de cette agression et les décisions ont été prises à Washington. » Il ajoute que « l’opération aérienne de l’OTAN contre la Yougoslavie est exécutée presque entièrement par les États-Unis », alors que « malheureusement, les politiciens européens, partenaires des États-Unis au sein de l’OTAN, n’ont pas eu le courage de résister à cette stratégie explicite des États-Unis… » (Andrei Minatchev and Jacques Lévesque, 2004).

Le politologue Fiodor Loukianov, dira que « l’explosion de la Yougoslavie et l’élargissement de l’OTAN ont diffusé chez les Russes un sentiment d’impuissance face au remodelage de l’Europe géré par l’Occident selon ses propres critères. L’OTAN est décidemment perçue comme un outil des Etats Unies pour assouvir leur dessein hégémonique et l’ONU devrait compter peu et cela malgré la position de la Russie en tant que membre permanent du conseil de sécurité (ibid).

La Russie perçoit le dessein hégémonique des américains et le manque de leadership européen en matière de sécurité comme une menace pour la stabilité et la sécurité mondiale. La Russie ne peut donc accepter une situation ou l’Amérique impose au monde un diktat politique, militaire, économique et surtout asseoir au XXIe siècle un ordre mondial unipolaire où les destins des peuples seraient décidés à partir de Washington.

On se souvient encore qu’au forum économique de Saint-Pétersbourg en 2018, parlant de la politique française, Macron a affirmé qu’il y a des sujets sur lesquels la France a des alliances fortes avec les USA, citant en exemple le domaine de la sécurité. Poutine ne tardera pas à répliquer : « Emmanuel vient de dire que l’Europe et les Etats-Unis ont des engagements communs notamment en matière de sécurité mais il ne faut pas avoir peur là-dessus, nous allons vous aider, nous allons assurer la sécurité… » répondra-t-il a Macron (Poutine a Macron : « Emmanuel, il ne faut pas avoir peur » (vidéo par Charly Hessoun 27-05-2018, la nouvelletribune.info).

Certains observateurs de la scène internationale feront remarquer que dans les discours de Poutine, l’Union européenne est totalement absente, comme si elle n’existait pas ou ne signifiait rien. En revanche, les États-Unis occupent toute la place en Occident et “Pratiquement partout où l’Occident vient mettre de l’ordre, il y a une effervescence du terrorisme et de l’extrémisme”. (Comment Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine : Tv5monde.com, 08 mars 2022 par Philippe Randrianarimanana).

L’Occident multiplie les provocations en s’investissant de plus en plus dans le monde russe « Ruskii mir », une sorte de communauté de destin et d’appartenance commune dont l’Ukraine fait partie. Concernant l’Ukraine, Adam Roberts Professeur Emeritus de l’Université d’Oxford, indique que « tout a commencé au sommet de l’OTAN en 2008, quand George W. Bush a enjoint l’OTAN de préparer l’adhésion future de l’Ukraine et de la Georgie ».

Les critiques relatives aux lacunes de la démocratie russe ne sont que des tentatives pour empêcher la Russie de prendre sa place légitime dans le monde multipolaire, mieux, l’occident est faible et divisé soutiendra la diplomatie russe (La Russie post-soviétique en quête d’identité et de puissance, observatoirepharao.com, 19 janvier 2022). A Poutine d’avertir ceux-là qui serait tenter de tenir la Russie en adversité : « quiconque essaie de nous empêcher de l’extérieur doit savoir que la réponse sera immédiate et entraînera des conséquences que vous n’avez jamais connues” avertira-il dans son discours d’ouverture des hostilités pour la libération de l’Ukraine » (Comment Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine : Tv5monde.com, 08 mars 2022 par Philippe Randrianarimanana).

Le projet de réunifier la grande Russie est évidemment enclenché. Nous attirons ceux que nous pouvons par l’amitié et la paix, mais si nos intérêts sont menacés, alors l’intégration se fera par morceaux. Ceux qui sont hostiles à la Russie et à ses intérêts, comme l’avait été Saakachvili [ex-président de la Géorgie, qui a perdu des territoires après l’intervention militaire russe de 2008, ndlr], ou comme aujourd’hui la junte de Kiev, doivent comprendre qu’ils ne pourront pas exister en tant qu’Etats antirusses. Tout Etat de l’espace postsoviétique, s’il décide de s’opposer violemment à la Russie, ne pourra exister que sous forme tronquée », prévient Douguine, qui précise que « l’intégrité territoriale de tous les Etats postsoviétiques sans exception dépend en premier lieu de Moscou. Ce qui ne veut pas dire que la Russie est prête à les démembrer. Mais sans accord avec Moscou (pas forcément une soumission totale au Kremlin ou à Poutine), l’intégrité territoriale ne peut être garantie. (Dorman 2014)

LA PROTECTION ET LA DEFENSE DU MONDE RUSSE

« Je ferai tout pour augmenter la puissance, la prospérité et la gloire de la Russie ». (Poutine)

Les définitions du système politique russe sont pléthore : Démocratie souveraine » (V. Sourkov), « démocratie dirigée », oligarchie, autocratie, nouveau tsarisme (D. Trenin), néo-féodalisme autoritaire (S. Rabinovitch), corpocratie (J.-R. Raviot), capitalisme monopolistique contrôlé par l’État (V. Ryjkov) (Le système Poutine : bâti pour durer ? cairn.info, Politique étrangère 2015/2, pages 53 à 65). On s’accorde tout de même à croire que depuis la première présidence de Vladimir Poutine, plusieurs tendances y cohabitent : libérale et réformiste, conservatrice et étatiste. Le tout se reposant sur le patriotisme qui renvoie à une synthèse historique entre histoire impériale et histoire soviétique transmise comme une sagesse populaire par les ancêtres aux générations futures constituées en « Alliance éternelle de peuples frères » (hymne national de la Russie). La force de la Russie réside dans sa fidélité à la Patrie, dira cette autre strophe de l’hymne national russe. Oui seule la Russie est telle ! une terre gardée par Dieu ! Ce fut ainsi, c’est ainsi, et le sera toujours, renchérira cet autre refrain de l’hymne nationale de la Russie.

En réalité il s’agit d’un système de pensée centré sur les valeurs nationales authentiques et la multipolarité à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie toute chose qui fait allégeance à un monde russe par-delà les frontières que le leader russe a pour mission de rassembler et de protéger. « La Russie a un caractère différent. Nous n’abandonnerons jamais l’amour de la Patrie, la foi et les valeurs traditionnelles, les coutumes de nos ancêtres, le respect de tous les peuples et de toutes les cultures » (Discours de Poutine : le flou et le chaos, legrandcontinent.eu, Milàn Czerny 9 mai 2022).

C’est ainsi que l’idée du Rousskij mir (Monde russe), de l’union des Russes par-delà les frontières, et d’une mère patrie devant venir en aide à ses compatriotes où qu’ils soient est une mission essentielle pour la nouvelle Russie. A titre comparatif, le Rousskij mir est comparable à « cette chose délicate de l’existentialisme noir » appelé diaspora africaine. L’humiliation, l’agression des russes au-delà des frontières russes est perçu comme une humiliation du monde russe. Le président Poutine à propos de la situation dans le Donbass dira “Il se passe un génocide de millions de personnes qui ne peuvent compter que sur la Russie”. (Comment Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine : Tv5monde.com, 08 mars 2022 par Philippe Randrianarimanana).

La Russie considère l’Ukraine comme faisant partie du monde russe même si le gouvernement actuel de Kiev qui se trouve dans un errement dangereux au regard des enjeux semble encore vivre dans une illusion bien trop prolongée ! Les valeurs civilisationnelles du monde Russe dont l’Ukraine a été historiquement le centre sont supérieures ou au moins égales à n’importe quelle autre civilisation dans le monde. Faire de l’Ukraine un bas peuple de l’Europe revient à créer un antécédent que le peuple slave ne peut accepter. La mission de la Russie revêt alors un caractère nationaliste slavophile ! Ainsi Poutine rappellera son peuple en ses termes—« en Occident, il a été décidé de rejeter ces (nos) valeurs millénaires. Une telle dégradation morale est devenue la base de falsifications cyniques de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, incitant à la russophobie, louant les traîtres, se moquant de la mémoire de leurs victimes, effaçant le courage de ceux qui ont remporté et subi la Victoire ».

Il urge donc de mettre fin au cauchemar dans lequel l’Ukraine traine le peuple slave — Ukraintsy sovsem okhuyeli ! kochmar voobshe ! Esho Kak, Kak tak mozhna ! Nado razbirat’sya s nimi ! uzhas kakoy to !  (Les ukrainiens ont complétement perdu la tête (foutus), un vrai cauchemar ! comment ! Comment est-ce possible, il faut régler leur compte, terrifiant) et finalement Chelovek, k-ryy predal, predast kogo-chto-n., izmennik (Une personne qui a trahi, trahira encore, un traître… !). Nous sommes tentées, ici d’aligner des expressions auxquelles font appelle la mentalité russe face à une telle absurdité du comportement ukrainien. Vous comprenez aisément qu’il faut pour la Russie mettre fin sans délai à ce qui ressemble a un génocide politique et culturel à l’égard des millions de personnes qui vivent en Ukraine et qui ne fondent leurs espoirs que sur la Russie ». La Russie n’a alors d’autre choix que de conduire « …une opération militaire spéciale de démilitarisation et de dénazification de l’Ukraine, pour libérer les ukrainiens de cette oppression, et (pour que) les Ukrainiens puissent librement choisir leur avenir. » (Voir discours de Poutine en prélude à l’opération militaire spéciale en Ukraine, diffusé le 24 février). Le rappel historique est capital : « Aujourd’hui, vous défendez ce pour quoi vos pères et vos grands-pères, vos arrière-grands-pères se sont battus. Pour eux, le plus important sens de la vie a toujours été le bien-être et la sécurité de la Patrie. Et pour nous, leurs héritiers, le dévouement à la Patrie est la valeur principale, un soutien fiable pour l’indépendance de la Russie. » (Poutine discours du 09 mai 2022).

Les Etats-Unis veulent conserver leur hégémonie mondiale et utilisent les Ukrainiens pour provoquer un conflit militaire avec la Russie. En vérité, l’Europe n’a pas besoin de l’Ukraine. Ce sont les Américains qui sont derrière toute cette affaire. A Bruxelles, une grande partie de la bureaucratie est atlantiste. Au lieu d’être un pont entre la Russie et l’Europe, tenter d’équilibrer ses intérêts entre les deux, l’Ukraine est devenue une pomme de discorde», analyse le géopoliticien Douguine. Et d’aviser : «D’ailleurs, les Européens devraient faire attention : les Américains ont libéré le génie de l’ultranationalisme, du nazisme, dans le but de transférer ensuite la situation en Europe. (Dorman, 2014)»

Le leader du monde russe et de la sécurité européenne doit donc corriger la trajectoire de l’Ukraine afin de « purifier » le monde russe des « traîtres ».

Le problème est dans « le fait que beaucoup de ces personnes sont mentalement là-bas (occident), et pas ici, ni avec notre peuple, ni avec la Russie » (Guerre en Ukraine : Poutine s’en prend aux “traîtres nationaux” et évoque “une purification nécessaire de la société” : ladepeche.fr). « Dans de telles situations, beaucoup de gens se révèlent être des traîtres et partent d’eux-mêmes de notre vie. Certains démissionnent, certains quittent le pays. C’est une purification. D’autres enfreignent la loi et sont punis en conformité avec la loi », a expliqué Dmitri Peskov, le porte-parole de la présidence russe. Pour la Russie il est clair que « l’empire du mensonge » constitué par les pays, les médias et les réseaux sociaux occidentaux vont vouloir s’appuyer sur « une cinquième colonne de nationaux-traîtres » pour atteindre leurs objectifs antirusses. Chaque peuple, le peuple russe tout particulièrement, pourra toujours reconnaître la racaille et les traîtres, les recracher comme on recracherait une mouche entrée dans la bouche », avait dit M. Poutine (Pour le Kremlin, le conflit en Ukraine « purifie » la société russe des « traîtres » : https://www.ledevoir.com, 17 mars 2022).

La Russie sait que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est une illusion qui sera une réalité seulement au prix de la sujétion du peuple russe. Zelenski le président ukrainien n’a pas tardé à le reconnaitre durant les premières heures de la guerre avec la Russie. Dans une confusion totale il dira : « Qui est prêt à combattre avec nous ? Je ne vois personne. Qui est prêt à donner à l’Ukraine la garantie d’une adhésion à l’OTAN ? Tout le monde a peur ». Au même moment Poutine demandait aux combattants ukrainiens de se ranger du côté de la Russie.

L’OTAN a refusé l’adhésion de l’Ukraine a l’organisation considérant que l’Ukraine n’est pas suffisamment a niveau avec l’Europe, c’est à dire que le pays n’est pas suffisamment occidentalisé. La réalité est que l’Ukraine fait encore partie du monde russe. L’Otan ne veut pas contenir le risque de voir adhérer en son sein une entité sur laquelle sa domination n’est pas encore toute faite et qui a surement une forte identité slavophile : en d’autres termes pour l’occident le processus de reconversion de l’Ukraine n’est pas encore effectif.  La logique occidentale qui découle de cette situation est la suivante : si l’Ukraine avec l’aide militaire des pays de l’OTAN arrive à vaincre la Russie- sa famille d’appartenance ou à l’affaiblir suffisamment pour permettre à l’OTAN de l’abattre, alors l’Ukraine pourra prétendre à une adhésion à l’OTAN. L’Ukraine se sera suffisamment renié, suffisamment faible et redevable à tel point qu’il ne lui restera plus qu’à subir le diktat de l’OTAN, les américains donc, en toute matière dans le cadre d’une reconstruction nationale. Une bonne partie de l’identité slave en patira, le monde russe en souffrira.

La géographie, c’est le destin, elle détermine l’histoire. Il y a deux Ukraine, rive droite et rive gauche du Dniepr. La première revient à l’Occident, la seconde nous revient à nous. L’Ukraine de l’Est sera russe», martèle Douguine. «Ces frontières qui nous séparent ne sont pas des frontières historiques entre deux Etats, deux peuples, elles étaient purement conventionnelles au sein d’un même Etat, d’abord l’Empire russe, puis l’URSS. Les Russes et les Ukrainiens ont toujours vécu comme un peuple unifié. L’Ukraine n’est pas un pays autonome qui serait entré en tant que tel dans l’URSS, mais une région de l’URSS, et avant cela de l’Empire russe. Pour sortir, il faut d’abord être entré. L’Ukraine n’existait pas, elle a été créée à partir de fragments par Staline et Khrouchtchev» (Dorman 2014).

LA PLURALITE DES CIVILISATIONS ET DES CULTURES.

« La particularité de la situation en Russie, c’est que depuis des siècles, deux cultures, chrétienne et musulmane, coexistent ; et depuis longtemps, des mécanismes de collaboration ont été élaborés. En ce sens, la Russie possède une expérience unique, non seulement de la lutte contre le terrorisme ces derniers temps, mais aussi une expérience unique humanitaire de cohabitation de deux grandes cultures et religions. (…) Une base importante pour une telle symbiose positive, c’est la reconnaissance inconditionnelle par un peuple des droits légitimes d’un autre peuple. »  (V. Poutine).

C’est ainsi que les russes rejettent l’universalisme du modèle occidental. Ils affirment la pluralité des civilisations et des cultures. Alexandre Douguine dira que pour les russes « les droits de l’homme, la démocratie libérale, le libéralisme économique et le capitalisme sont seulement des valeurs occidentales ; en aucun cas des valeurs universelles ». En outre, selon Marlène Laruelle professeur à l’Université George Washington (Washington DC), directrice de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes, nombre de Russes sont convaincus que « la démocratie libérale ne parvient pas à garantir l’ordre social, et que l’ordre mondial libéral n’est ni juste, égalitaire ou authentiquement universaliste ».

Pour le Russe, la patrie est une chose sacrée : ainsi, la déclaration sur les droits et les dignités de l’homme du Xe concile universel national russe révèle également qu’ il y a des valeurs qui ne sont pas inférieures aux droits de l’homme, comme la foi, la moralité, les choses sacrées, la Patrie […] On ne saurait admettre des situations où la réalisation des droits de l’homme conduirait à offenser les sentiments religieux et nationaux, les reliques vénérées, menacerait l’existence de la Patrie. Dangereuse apparaît l’« invention » de « droits » qui légalisent une conduite condamnée par la morale traditionnelle et par toutes les religions historiques.

L’expérience d’État multinational et pluriconfessionnel amène les dirigeants russes à présenter leur pays en tant que médiateur expérimenté sur la scène internationale. Le chef de la diplomatie russe le dira en ses termes : « Nous savons très bien ce que sont (…) les problèmes interethniques et que ces questions demandent un travail uniquement politique et fort minutieux. C’est la seule voie pour créer la base du règlement. ». A défaut la Russie s’assumera entièrement en faveur de l’équilibre mondial.

LA CULTURE- L’IDENTITE RUSSE

« Dans les années 1990, une petite minorité de politiciens partisans de l’Occident a usurpé le pouvoir et imposé au peuple des valeurs et des décisions qui lui étaient étrangères. Mais avec l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, la Russie a désormais la place qui lui revient de droit ». (Alexandre Douguine).

L’identité russe n’est ni une identité occidentale ni une identité européenne. « On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, On ne peut pas la mesurer, elle a un caractère particulier, On ne peut que croire en elle ! » (Fyodor Ivanovich Tyutchev). Les Russes, sont à moitié européens et à moitié asiatiques. Ils ont donc leur propre identité, qui ne se résume à aucun de ces deux ensembles. D’ailleurs, l’un des objectifs de l’eurasisme consiste à valoriser l’apport de l’Asie à la culture et à la mentalité russe. Le philosophe et géopoliticien Alexandre Douguine apprehende la question en ces termes : « Dans les années 1990, une petite minorité de politiciens partisans de l’Occident a usurpé le pouvoir et imposé au peuple des valeurs et des décisions qui lui étaient étrangères. Mais avec l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, la Russie a désormais la place qui lui revient de droit ».

L’identité nationale a un visage tant interne qu’externe. Elle est chargée de rétablir « un patriotisme étatique » selon les termes de DESERT Myriam, cette identité s’inscrit également dans la volonté de Vladimir Poutine de restaurer « une Russie-grande puissance ». La professeure Myriam Désert estime que cette ambition permet d’unir l’opinion publique russe autour d’un objectif commun, comme en témoigne cet extrait d’une déclaration citoyenne :

« Qu’est-ce qui peut réunir les vrais patriotes de la Russie ? Uniquement une GRANDE IDÉE, la prise de conscience qu’il faut restaurer l’union volontaire et honnête des peuples de Russie. Voilà ce qui peut réunir tous les patriotes de Russie, qu’ils soient rouges ou blancs, de gauche ou de droite, russes par la naissance ou par l’esprit, athées ou croyants. Une union de vivants, pas de morts. Il faut arrêter de berner les Russes avec les chimères du nationalisme et de la vraie province russe, il faut restaurer dans la conscience de chaque Russe, de chaque citoyen de Russie l’esprit de grande puissance, la sensation d’être citoyen d’un grand pays qui doit être restauré. S’il y a un point d’intersection de toutes les forces politiques et religieuses, de toutes les composantes nationales-ethniques, ce ne peut être que le rapport à l’URSS, quel que soit le nom qu’on lui donne, Russie ou Union Soviétique, qui doit être restauré comme patrie ».

Poutine est le chef qui incarne l’identité profonde des russes. Il est un « Leader-Sauveur, juge et bourreau réunis en une seule personne, sévère mais juste, toujours à l’écoute de ses administrés (qu’il « entend » et « comprend »), toujours poursuivant des objectifs nationaux ambitieux, assez proches de ceux de l’URSS, mais libérés de l’idéologie marxiste contraignante. […] Et sous sa férule protectrice, le peuple russe à genoux se relève et se transforme de femme battue en chevalier épique ». L’identité russe s’inscrit aussi dans la recherche d’une « idée nationale », comme dans le « programme gouvernemental d’éducation patriotique des citoyens de la Fédération russe » fixé par le président Poutine en mars 2001. La culturologie, qui est – depuis 2000 – une nouvelle spécialité dans laquelle sont soutenues des thèses et qui a donné lieu à quantité de manuels, se dispense entre un enseignement de culture générale et une histoire des théories de la culture. Elle a pour but la construction, d’abord dans la jeunesse, d’une nouvelle identité russe, ou russienne dans le meilleur des cas, basée sur les valeurs traditionnelles, au premier plan desquelles on trouve l’orthodoxie, sécularisée en facteur culturel ou civilisationniste.  Pour le russe, la mondialisation– appelée « globalisation » – se présente comme un impérialisme culturel américano-occidental. La Russie ne peut qu’affirmer sa spécificité face à une telle adversité dangereuse perçue comme une menace profonde contre l’humanité.

LA SPIRITUALITE- LE DIEU RUSSE

« Plus un peuple est fort, plus son dieu diffère des autres dieux » (Chatov)       

Malgré le fait que peu d’analyste font référence à la spiritualité russe, il faut reconnaitre que le peuple russe est un peuple d’une profonde spiritualité. La Russie marque clairement son refus de la « civilisation chrétienne européenne ». À l’héritage commun de l’Europe chrétienne sont opposées des valeurs locales et régionales : « russes » ou « orientales » (Niqueux, 2007). L’expression qui est d’usage à partir de la seconde moitié du xviiie siècle réapparait dans la conscience nationale. Pendant la guerre de 1812 contre Napoléon, l’expression est utilisée tant par les poètes patriotes que par Mikhail Koutouzov Général en chef des armées de Russie, sous le règne du tsar Alexandre Ier. C’est Dostoïevski, considéré comme l’un des plus grands romanciers russes, qui a influencé de nombreux écrivains et philosophes qui donnera un contenu anti-occidental et messianique au terme de Dieu russe qu’il n’avait pas à l’origine. Le « Dieu russe » un est Deu dont l’image n’a pas été altérée par le catholicisme, les Jésuites ou le socialisme. Chatov est l’idéologue de ce Dieu national : « Plus un peuple est fort, plus son dieu diffère des autres dieux ». Mais les russes ont aussi la vision d’une appartenance à une humanité : dès 1861, Chatov parle de « pan-humanité » et de synthèse des idées européennes et des valeurs russes, « Nous les Russes, avons deux patries : notre Russie (Rus’) et l’Europe » dira-t-il.

Aussi faut-il le rappeler, selon Wierzbicka, « chaque langue reflète les traits de la réalité extra-linguistique qui sont “jugés pertinents” par les membres de la culture qui utilise cette langue. En acquérant une langue et, plus particulièrement, le sens des mots, le locuteur d’une langue commence à “voir le monde” sous l’angle de vue qui lui est imposé par sa langue maternelle : il acquiert la conceptualisation du monde caractéristique de cette culture. Les mots qui contiennent des “concepts linguo-spécifiques” tout à la fois reflètent et forment le mode de pensée des locuteurs de la langue. Wierzbicka pose que trois notions linguistiques spécifiques qui donne la clé de la vision linguistique russe du monde : duša (l’« âme »), toska (une sorte de « nostalgie mélancolique », de « vague à l’âme »), sud’ba (« la destinée ») (ibid). Wierzbicka pense que les « propriétés de l’âme russe » telles que le caractère affectif (èmocional’nost’), le penchant au fatalisme, l’amour des jugements moraux, ont leur source dans la langue – notamment dans les constructions impersonnelles. « La grammaire russe abonde en constructions dans lesquelles le monde réel est présenté comme « adverse aux souhaits et aspirations de l’homme, ou du moins indépendant de ces souhaits et aspirations, alors que l’anglais n’en présente presque pas » (Wierzbicka). Ce sont les constructions datives en russe – dans les phrases impersonnelles – qui révèlent une « orientation particulière de l’univers sémantique russe et de la culture russe ».

Quand a « la composante spatiale de l’âme russe” », elle englobe des mots-clés difficilement traduisibles svoboda, volâ, privol’e, razdol’e (qui désignent différents modes de liberté), prostor, dal’ (l’espace, le lointain), neprikajannost’ (état d’une âme en peine), guljanie (réjouissances publiques), toska (tristesse), udal’ (bravoure, crânerie), razmah (envergure, élan), etc., qui sont illustrés de citations d’écrivains et de penseurs comme Berdjaev.

CONCLUSION :

Après avoir été « occidentaliste » dans les années qui ont suivi la fin de la guerre froide, la Russie se détourne aujourd’hui d’un Occident qui l’a déçue et humiliée pour se recentrer sur son identité et ses valeurs.

La Fédération de Russie s’est donc approprié une identité nationale, géographique, politique et culturelle. Jusque dans la seconde moitié des années 1990, celle-ci restait à définir. Comme le souligne Georges Nivat, la Russie avait longtemps « vécu dans un habit plus grand qu’elle, et qui était l’habit de l’empire, repris par Lénine et ses successeurs ». Il lui était par conséquent « très difficile de se retrouver seule, et d’ailleurs personne ne savait au juste ce qu’était la Russie réduite à elle-même » (Nivat, 1993). Historiquement, jamais un tel État n’avait existé dans les frontières résultant de l’éclatement de l’URSS. Dans ces conditions, comment définir ses intérêts nationaux, internes autant qu’externes, énoncer les grandes orientations en matière de sécurité nationale, évaluer la nature de ses relations avec ses voisins, si l’on ne sait pas quel pays on est ?

Ainsi la Russie veut incarner une autre civilisation, une sorte de « troisième voie entre occidentalisme et islamisme » (Thomas Gomart). Cette idée d’une exception russe est celle du néo-eurasisme, courant de pensée qui plonge ses racines dans la tradition slavophile et qui est incarné par des personnalités comme le théoricien Alexandre Douguine et l’économiste Sergueï Glaziev. La Russie orthodoxe n’est ni l’Est ni l’Ouest, mais une civilisation distincte et unique, un “empire eurasien” engagé dans une lutte pour la place qui lui revient parmi les puissances mondiales. Et la mission première de cette civilisation, selon Douguine, doit être de contester la domination américaine sur le monde. “Si l’Amérique ne veut pas déclencher une guerre, il faut reconnaître que l’Amérique n’est plus un maître unique”.

Donc, nous croyons en ce que nous faisons, nous croyons en ce que nous disons. Et c’est la seule façon de définir la vérité. Nous avons donc notre vérité russe particulière et vous devez l’accepter” conclura Douguine.

REFERENCES UTILES

Amandine Dusoulier et Mykhaïlo Sergieivskyi dans le cadre du dossier thématique « Trente ans après, le pluralisme dans l’espace postsoviétique » : https://www.observatoirepharos.com/pays/russie/la-russie-post-sovietique-en-quete-didentite-et-de-puissance/ (consulté le 04 mai 2022). POUTINE Vladimir, Discours intitulé « Annual Address to the Federal Assembly of the Russian Federation », Kremlin (Moscou), 25 avril 2005.
Discours essentialistes dans la Russie d’aujourd’hui, ou le retour de l’âme russe : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article133 (consulté 14 mai 2022).
Général en chef des armées de Russie, sous le règne du tsar Alexandre Ier. Relevé momentanément de ses fonctions à la suite de la bataille d’Austerlitz, il est écarté de l’armée et nommé gouverneur de Kiev.
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Poutine rassure Macron : « Emmanuel, il ne faut pas avoir peur » (vidéo) : https://lanouvelletribune.info/2018/05/poutine-rassure-macron-emmanuel-il-ne-faut-pas-avoir-peur-video/?doing_wp_cron=1652870406.2473089694976806640625
Pour le Kremlin, le conflit en Ukraine « purifie» la société russe des «traîtres» : https://www.ledevoir.com/monde/687423/pour-le-kremlin-le-conflit-en-ukraine-purifie-la-societe-russe-des-traitres.
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