Frédéric Lejeal : « L’Afrique ne souhaite plus un tête-à-tête avec la France »
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ENTRETIEN. Pourquoi et comment la France a-t-elle perdu son influence en Afrique ? Éléments de réponse avec Frédéric Lejeal, récent auteur d’un essai sur le sujet.
La synthèse que nous livre Frédéric Lejeal* dans son dernier essai Le Déclin franco-africain, l’impossible rupture avec le pacte colonial** invite véritablement à braquer le regard sur la réalité des liens entre la France à l’Afrique. Pour ce faire, l’auteur a choisi de plonger dans le passé pour mieux tirer les fils d’une histoire sur laquelle les nombreux témoignages recueillis sont autant de pistes de réflexion. Alors que le président Emmanuel Macron, qui cherche les voies et moyens de refonder les relations franco-africaines, entame son second mandat, Frédéric Lejeal s’est confié au Point Afrique sur le regard qu’il pose sur ses constats.
Frédéric Lejeal : Cet ouvrage est, en premier lieu, le fruit de trente ans d’observation de la relation franco-africaine depuis le second mandat de François Mitterrand. D’abord en tant qu’étudiant, au début des années 90, à Paris, aux côtés de professeurs comme l’historien Elikia M’Bokolo. Ensuite comme journaliste au sein de plusieurs rédactions, puis à la tête de La Lettre du Continent, publication confidentielle tournée vers l’axe franco-africain. Durant toutes ces années, j’ai assisté à la lente décomposition de la relation bilatérale du fait d’un délitement progressif des institutions, des ministères dédiés, de l’expertise technique ou, plus globalement, d’une perte d’appétence des acteurs publics comme privés.
Je pourrais multiplier les exemples. L’appareil décisionnaire français continue par ailleurs de se caractériser par un désintérêt pour l’Afrique, qui reste systématiquement appréhendée à travers les prismes sécuritaires et migratoires, alors qu’on ne cesse d’en faire la planche de salut de la croissance économique.
Ce déclin s’explique également par nombre de décisions ou de discours qui, de la dévaluation du franc CFA en 1994 à l’intervention de la France lors de la crise post-électorale ivoirienne en 2011 en passant par les propos de Nicolas Sarkozy à Dakar, en 2007, ou le rôle de la France dans la chute de Mouammar Kadhafi, leader apprécié du continent, ont braqué les opinions publiques et choqué la conscience collective africaine. En quelques années, nous sommes passés d’une entente cordiale à de l’incompréhension, puis de la défiance à un désamour.
Il m’est apparu, en second lieu, urgent d’écrire ce livre au terme du mandat d’Emmanuel Macron, président des plus paradoxaux. Paradoxal car, très jeune, lorsqu’il arrive au pouvoir, c’est avec une velléité de réinscrire cette relation dans un nouvel espace-temps, avant de se confronter, comme tous ses prédécesseurs, aux durs pépins de la réalité, qui l’ont obligé à conserver tous les stigmates de ce que je nomme le « pacte colonial ». La déception des populations et des élites africaines, qui entrevoyaient un changement de paradigme après d’innombrables tentatives avortées depuis François Mitterrand, n’en a été que plus forte. Emmanuel Macron fut le plus jeune président français, mais le plus conservateur dans son approche avec « les pays du champ ». D’où des réactions d’hostilité en chaîne dans la zone d’influence francophone. Je ne me souviens pas d’un tel ressentiment, y compris dans des pays comme le Tchad ou le Sénégal, où celui-ci était imperceptible. J’ai voulu en décrypter les raisons.
Si l’on observe sur le temps long la capacité de la relation franco-africaine à évoluer pour s’adapter aux transformations historiques, géopolitiques, économiques et dans le même temps l’abondante littérature sur le thème du déclinisme, est-ce qu’il n’y a pas lieu, finalement, de se méfier des effets d’optique ?
J’estime, au contraire, que la relation franco-africaine n’a pas du tout évolué dans ses fondements et son mode opératoire, et c’est précisément ce qui précipite son déclin dans cette partie du monde. Certes, elle s’est adaptée aux évolutions géopolitiques du continent. Les problématiques ne sont bien évidemment plus celles des années 1960, voire 1990. Mais elle n’a saisi aucune des mutations profondes qu’ont connues les sociétés africaines au cours des trois dernières décennies. Elle est restée obnubilée par la stabilité de son pré carré au prix d’un soutien aveugle à des pays clientélistes fidèles et francophiles, mais aussi et surtout autocratiques et, partant de là, rejetés localement. On pense aux régimes gabonais, togolais, ivoirien, tchadien ou encore camerounais. Lorsque Paris exfiltre Blaise Compaoré en octobre 2014, cela participe de la même posture. Ces ingérences permanentes, ces prises de position privent les populations de la capacité d’écrire leur propre histoire. Pire, cette relation est demeurée verticale au moment où les sociétés civiles ont émergé avec un mode d’expression directe contournant les canaux usuels d’opposition politique. Or, ces nouvelles formes d’expression fabriquent du politique. On l’a vu au Sénégal avec la tentative de 3e mandat de Wade torpillée par le mouvement « Y en a marre », au Tchad ou encore au Burkina Faso. Les ignorer, c’est ignorer ce qui se joue sur ce continent.
Lorsque je parle d’impossible rupture du pacte colonial, c’est pour mieux évoquer la sédentarité de cette politique. Qu’est-ce que ce pacte ? Qu’est-ce qui le définit ? Il s’agit de l’ensemble des dispositifs – militaires, politiques, économiques et culturels – installés par la France au lendemain des indépendances en vue de préserver ses intérêts. Ils sont constitutifs d’un néocolonialisme rampant. Militairement, il s’agit par exemple du maintien de bases prépositionnées. À ce jour, la France est la seule ancienne puissance coloniale européenne à quadriller encore toute l’Afrique grâce à ces dispositifs, de Dakar à Djibouti en passant par Abidjan ou Libreville. 62 ans après les indépendances, des soldats de cet ex-colonisateur se trouvent ainsi physiquement présents dans des pays souverains. C’est aussi improbable qu’étonnant lorsque l’on sait que ces bases n’ont qu’une fonction utilitariste, mais également une charge symbolique extrêmement forte auprès de la jeunesse. Ce sont également les accords de coopération militaire passés avec les pays, dont beaucoup servent à appuyer des régimes peu en prise avec la bonne gouvernance. Économiquement, la France subsiste à travers le franc CFA, dont la réforme annoncée en 2019 a accouché d’une réformette.
Culturellement, enfin, Paris continue d’utiliser un instrument comme la Francophonie pour satisfaire ses desseins politiques. La nomination de Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), en 2018, est exemplaire sur ce point. Toutes ces orientations mêlées au passif de la France en Afrique font que ce pays est perçu, à tort ou à raison, comme un facteur d’ingérence permanent, de soutien aux autocraties. Emmanuel Macron, sous de faux airs de modernité, a poursuivi cette voie. Je ne dis pas qu’il faille rompre diplomatiquement avec des pays peu regardants sur les libertés ou qu’il faille faire de la politique en consultant quotidiennement le rapport d’Amnesty International. Pour autant, nul ne force le chef de l’État français à faire du zèle comme le fait de se précipiter aux obsèques d’Idriss Déby Itno, en avril 2021, pour, de fait, apporter sa caution morale à la junte militaire qui s’est emparée du pouvoir à la suite de ce décès. Ce type d’attitude est absolument catastrophique dans le message qu’elle est supposée adresser aux populations. Ce qui fait défaut à la France, c’est son manque de retenue et de mise à distance salutaire avec certains régimes.
À quel moment le thème de la sécurité s’est-il imposé comme seule grille de lecture pour la politique africaine de la France ?
Ce thème forme l’ossature de cette relation à tel point que la majorité des responsables traitant de l’Afrique à Paris viennent du ministère de l’Armée ou du renseignement. C’est le cas actuellement du conseiller Afrique d’Emmanuel Macron, Franck Paris, ou de Christophe Bigot, patron de l’Afrique au Quai d’Orsay, ou de son prédécesseur Rémi Maréchaux, actuel ambassadeur de France en Ethiopie. Ce facteur tient à l’histoire de cette relation. Depuis les premières explorations jusqu’aux opérations extérieures (opex) telles Barkhane – la plus récente – en passant par la conquête coloniale, la France n’a finalement jamais cessé de faire la guerre en Afrique, d’où une prépondérance du facteur militaire. Ce dernier sert la grandeur de l’Hexagone. Il alimente son rayonnement international. Grâce à l’Afrique, la France est « la plus grande des puissances moyennes », comme il est coutume de dire. Sans ce continent, elle se bornerait à ses frontières, sans aura mondiale. Ce facteur ne cesse d’alimenter un sentiment de puissance. Il entend parallèlement préserver les anciens pays conquis d’influences autres que tricolores. Durant la guerre froide, ce militarisme s’est ainsi efforcé d’empêcher les deux grandes puissances – États-Unis et URSS – d’exporter leur conflictualité dans le pré carré francophone. De nombreuses opex ont été montées pour sauver des chefs d’États-amis proches du camp occidental comme celui de Gnassingbé Eyadema en 1986 ou pour défendre des pays de visées socialisantes. C’est le cas de l’opération Épervier au Tchad contre la Libye.
Depuis la fin de la guerre froide, ces interventions revêtent un aspect faussement humanitariste, comme au Rwanda, mais pour un objectif identique : sauvegarder les intérêts de la sphère francophone. Cette ligne de conduite est constante et quasi obsessionnelle. On compte pas moins de 70 interventions militaires de la France en Afrique depuis les années 1960, ce qui est pour pathogène. La France tente aujourd’hui de sauvegarder militairement ce qu’elle ne peut plus faire diplomatiquement ou économiquement faute de moyens. Le facteur militaire sert de paravent à une influence en déshérence. Pendant qu’elle multiplie les interventions à fonds perdu, ses concurrents font du business, lui taillent des croupières ou organisent de vastes sommets économiques.
Est-ce que les récentes tensions entre certains États africains et la France ne sont pas seulement conjoncturelles ? Pour le cas de l’Afrique francophone, des pays comme le Mali, la Guinée ou la Côte d’Ivoire ont plusieurs fois exprimé des velléités de sortie de la tutelle française…
Le ressentiment anti-français a toujours existé, mais il prend une proportion inédite. Il semble innerver toutes les couches des sociétés, du paysan au fonctionnaire en passant par les étudiants et les élites, qui se détournent de plus en plus de Paris à la faveur d’affaires politico-médiatiques comme celle des « biens mal acquis » ou de débats jugés stigmatisants. Les débats sur l’immigration par exemple semblent toujours exclusivement pointer et cibler les Africains. Paris aurait dû voir dans les sifflements essuyés par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy aux obsèques d’Omar Bongo, en 2009, les signes inquiétants de cette dégradation. Certes ces pays ne sont pas sortis du système, mais ils prennent sérieusement leurs distances, comme l’illustre le Gabon. Ce pays phare de la Françafrique ne regarde plus du tout vers Paris. Son président est anglophile. Il possède une résidence à Londres. Il a fait entrer le Gabon au sein du Commonwealth. Pour mon livre, je me suis entretenu avec plus de 80 responsables et influenceurs africains. J’ai été stupéfait par leur vision unanime extrêmement critique et sévère sur cette relation alors même qu’ils ne sont pas sous influence.
Quelle est la part de responsabilité des États africains, notamment francophones, dans cet état de fait ?
Elle est majeure. On sait que les présidents influents en France comme Senghor, Bongo ou Houphouët ont longtemps déterminé la politique africaine en étant même à l’origine de décisions comme le remerciement des ministres de la Coopération Jean-Pierre Cot ou Jean-Marie Bockel ou le soutien de Paris à la sécession biafraise. Dans cette relation clientéliste, les États francophones sont éminemment comptables de la perpétuation d’une relation enkystée en ce qu’ils ont toujours encouragé un statu quo favorable à leurs intérêts. Ils ont monnayé leur soutien à la France en échange de la garantie que Paris soutiendrait leur politique en Afrique et ne serait pas trop regardant sur leur situation intérieure. Le régime d’Idriss Deby est exemplaire sur ce point. Ce président a joué sur son soutien inconditionnel à la France dans la lutte antiterroriste moyennant de ne pas être critiqué sur la situation catastrophique des droits de l’homme dans son pays.
Votre ouvrage évoque très peu les luttes et les rivalités encore en cours entre les dirigeants africains. N’est-ce pas dédouaner un peu trop rapidement les responsabilités africaines dans l’absence de prise en compte de la voix de l’Afrique sur les grandes questions internationales comme actuellement concernant la guerre en Ukraine ?
L’ouvrage se borne à la relation bilatérale. Il ne traite pas de géopolitique ou de politique africaine, qu’elle soit nationale ou internationale. Ce qui est intéressant dans le dossier ukrainien, c’est qu’il dénote lui aussi le déclin français. Auparavant, les pays africains étaient solidaires de Paris et suivaient en bloc ses orientations ou ses votes aux Nations unies par exemple. Dans les années 1960, ils ont soutenu ses essais nucléaires au Sahara au grand dam de pays comme le Nigeria, qui a aussitôt rompu ses relations diplomatiques. On retrouve ce suivisme avec l’Irak, en 2003. La guerre en Ukraine révèle, inversement, un émiettement de cette solidarité circonstancielle. Les pays francophones, dont certains très proches à l’instar du Sénégal, ne sont plus enclins à s’aligner sur les positions françaises, y compris sur des sujets aussi graves que l’invasion d’un pays souverain par la Russie. Cela prouve à quel point l’Afrique ne souhaite plus d’un tête-à-tête avec la France, mais au contraire ménager l’ensemble de ses partenaires.
Vos interlocuteurs pointent le rôle déterminant des opinions africaines sur place. Quelle est votre analyse ? Comment expliquez-vous le hiatus avec les diasporas africaines, qui sont à la fois diverses, souvent mobilisées et à l’avant-garde de nombreux mouvements sur le terrain, mais finalement encore perçues par les politiques que sur l’aspect symbolique…
Faute d’une compréhension suffisante de l’Afrique, et étant sous le feu des critiques des nouvelles générations, Emmanuel Macron s’est appuyé sur les diasporas, qui constituent un important chapitre de mon livre. Il utilise ce réseau dans sa dimension intellectuelle urbaine, voire parisienne – ce qui transparaît au sein du Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) – comme d’une interface pour tenter de gommer une image foncièrement négative et paternaliste tout en bâtissant une sorte de pont entre ce que je nomme les « Afro-Français » et les Africains. Ce fut une erreur fondamentale d’appréciation. D’abord parce que lesdites diasporas ne transmettent absolument pas les préoccupations premières de l’Afrique. En connaissent-elles les réalités profondes ? J’en doute. Leurs représentants se cantonnent à des débats intellectuels, le mémoriel, le symbolique, la restitution d’œuvres d’art, etc. Changer des noms de rue ou retourner des œuvres sont des actions importantes, mais en aucun cas la priorité des Africains, qui veulent avant tout échapper à un quotidien rugueux. Ils souhaitent l’amélioration de leurs conditions et de leurs cadres de vie, des visas pour venir travailler en France et une attitude plus respectueuse de celle-ci.
Le hiatus dont vous parlez vient du fait que Paris, voulant s’adresser à l’Afrique par diasporas interposées, n’a pas su identifier les bons interlocuteurs. Le CPA, par exemple, dont personne ne sait très bien à quoi il officie, est constitué de membres cooptés. Leur nomination répond à une logique de réseaux. Que les deux présidents du CPA soient franco-béninois ne relève pas non plus du hasard. Do Rego a été proposé par son prédécesseur Aniambossou, un ami de promotion du président Macron. En revanche, que des diasporas économiques ou de travailleurs immigrés, pourvoyeuses de milliards d’euros chaque année vers le continent, ne soient pas représentées est une aberration. Pourquoi ne pas avoir placé au sein de ce conseil de vrais influenceurs africains, des acteurs de terrain influents, des leaders d’organisations de la société civile, des patrons d’ONG ayant pignon sur rue ? Sans doute pour ne pas trop arc-bouter les chefs d’État en place.
Sur le plan économique, vous avez présenté le cas de la vente des actifs maritimes et ferroviaires africains du groupe Bolloré comme une illustration de ce déclin franco-africain, mais n’est-ce pas un recul en trompe-l’œil ?
Le désengagement de Bolloré intervient à un moment où les positions françaises connaissent un grave repli. Pourquoi ce retrait ? Pour préparer son groupe à une gestion par ses fils Cyril et Yannick, qui sont peu en prise avec l’Afrique, mais aussi et surtout parce qu’il a essuyé de nombreux déboires judiciaires ces dernières années et que son projet de boucle ferroviaire ouest-africaine a échoué. Des présidents comme le Béninois Patrice Talon s’y sont même opposés. Alors que l’homme d’affaires a fait la pluie et le beau temps pendant des années dans la gestion portuaire et ferroviaire, notamment grâce à son relationnel avec les chefs d’État, il a progressivement vu le vent tourner. Ses méthodes sont largement critiquées et ses positions dominantes conspuées par ses concurrents comme sur le second terminal à conteneur du port d’Abidjan, un contrat qui lui a valu une plainte devant l’UEMOA pour abus de position dominante. L’aveu d’un recours à de la corruption pour l’obtention de la gestion des ports de Lomé et de Conakry a précipité son retrait. Il vient, au demeurant, souligner des pratiques dont les Africains ne veulent plus. Certes, Bolloré reste sur le continent via Vivendi, mais sa dimension économique n’aura plus rien de comparable. Bolloré Transport Logistics, qui gère les ports et les concessions ferroviaires, emploie près de 30 000 personnes.
Vous évoquez également dans votre livre l’importance grandissante de l’Afrique anglophone dans la stratégie française, mais on a récemment vu, en Afrique du Sud notamment, des manifestations contre la politique française, comment l’analysez-vous ?
Pour contrebalancer sa perte d’influence dans les pays du champ, mais aussi ne plus se retrouver dans un face-à-face de plus en plus pesant avec ses ex-colonies, où se sont multipliées les crises (Mali, Côte d’Ivoire, Burkina…), Paris a toujours cherché à élargir son rayon d’action en Afrique non francophone, nonobstant des relations anciennes avec le Nigeria et l’Angola sous l’influence du groupe TotalEnergies. Cette ouverture s’est faite notamment à travers les sommets France-Afrique, qui ont accueilli de plus en plus de représentations lusophones et anglophones à partir de la présidence Giscard d’Estaing, mais aussi à travers la politique d’ouverture d’un ministre comme Jean-Pierre Cot, dont le premier voyage, en septembre 1981, a été consacré au Ghana. Jacques Chirac s’est ouvert politiquement au Nigeria. Il a été suivi par François Hollande. Emmanuel Macron a suivi cette voie principalement au Ghana ou en Éthiopie. Deviser avec l’Afrique non francophone est essentiel pour Paris. Cela ouvre sur de nouveaux débouchés économiques et des leviers diplomatiques non négligeables avec des puissances régionales pour le règlement de crises dans sa zone d’influence.
La France a beaucoup misé par exemple, et continue de le faire, sur la diplomatie angolaise pour régler des dossiers en RDC ou au Congo-Brazzaville. Toutefois, elle ne trouve pas dans ces pays la proximité, les réseaux et les canaux privilégiés auxquels elle est habituée. Ces pays ont souvent accédé à l’indépendance au prix d’une guerre sanglante. Ils sont extrêmement sourcilleux sur les questions d’indépendance, de souveraineté, de respect du protocole. Mais la France y conserve une image de puissance néocoloniale à travers le maintien de bases militaires prépositionnées ou du franc CFA. Certains positionnements par le passé ont également joué en sa défaveur. Le soutien à la sécession biafraise a brouillé les rapports avec le Nigeria. Le dossier de l’Angolagate avec Luanda. La France a également tardé à observer une politique antiapartheid rigoureuse pour mieux préserver la situation de ses groupes en Afrique du Sud. Tous ces facteurs mettent Paris en porte-à-faux à l’égard des opinions de ces pays. Surtout, la France n’y est pas attendue. Elle est un partenaire parmi des dizaines d’autres sur des marchés dominés par la Chine, où sévit une concurrence effrénée. Elle a d’autant moins d’avantage acquis qu’elle ne fait rien, du point de vue institutionnel et de son personnel détaché, pour renforcer sa présence.
Dans plusieurs ex-colonies, les entreprises françaises se trouvent face à une rude concurrence, notamment chinoise, russe, turque, etc. Seraient-ce en fait ces pays qui imposeraient la rupture, en cherchant à sortir de leur relation exclusive avec la France ? Ou bien faut-il y déceler là aussi un élément de la survivance de la relation franco-africaine qui a toujours mis en scène l’argumentaire de la rivalité et de la concurrence étrangère pour mieux se reconstituer ?
Ces pays sont montés en puissance à partir de la fin de la guerre froide et l’ouverture d’un marché mondialisé précisément parce que la France ne répondait plus aux attentes et aux réalités des marchés africains. En outre, Paris s’est détourné de l’Afrique à cette période, préférant se concentrer sur la construction européenne. À la même période, des pays comme la Chine, l’Inde ou la Turquie se sont positionnés pour satisfaire leur croissance tout en répondant pleinement à la demande et aux besoins du continent. La France a commencé à être laminée et ne s’en est rendu compte que tardivement. Comme je l’écris dans mon livre, elle a perdu une décennie, de 1990 à 2000, en termes de positionnement stratégique. Ses parts de marché ont littéralement fondu pour s’établir en deçà des 5 %. Elle garde une visibilité en Côte d’Ivoire et au Sénégal, mais son volume d’échanges se stabilise autour d’un milliard d’euros. De grands groupes se sont retirés. CFAO a été vendue à Toyota. Des sociétés comme Dagris, fleuron du coton africain, ont été cédées. Des groupes comme Necotrans ont fait faillite. Les banques tricolores sont toutes parties à l’exception de la Société générale. Paris n’est plus compétitif et ne dispose pas d’un appareil institutionnel qui facilite l’emprise de ses entreprises, encore moins en ce qui concerne les PME-PMI. En 2018, l’Allemagne, qui a adopté une stratégie très efficace, est passée au rang de premier exportateur européen en Afrique
À l’heure où le président Macron entame son deuxième mandat, quelles seraient les pistes de réflexion qui permettraient aux alternatives africaines sur tous les sujets militaires, économiques, sociétés civiles, d’enfin exister, pleinement ?
Elles se jouent tant au niveau de la sémantique que de la perception de l’Afrique. Il faut rompre avec une posture paternaliste tant dans les conduites que dans le message délivré. Les Africains n’en peuvent plus de l’arrogance française et de cette attitude donneuse de leçons. Pour ce livre, j’ai relu l’ensemble des discours des présidents français en terre africaine depuis de Gaulle. Leur similitude est stupéfiante. À tel point qu’ils semblent avoir été écrits par la même plume. Après les traditionnels remerciements pour l’accueil « à l’africaine », chaque président évoque ensuite « l’amitié séculaire » entre la France et l’Afrique. Une amitié qui permet, selon eux, « de tenir un langage de vérité ». À partir de là, les discours se mettent à dérouler une kyrielle de reproches et de récriminations allant de la nécessité d’aller vers la démocratie à la gestion populationnelle en passant par l’assainissement de l’environnement des affaires, etc. Le vrai sujet de réflexion et d’inclination est, selon moi, le regard que l’État français et les Français portent sur ce continent, mais aussi, de manière plus générale, sur l’homme noir, qui reste indissociable d’une sorte de relégation historique. Cela passe par un long travail de fond pour modifier les perceptions, et ce dès le plus jeune âge.
Et plus urgent, comment inverser la dégradation de l’image de la France en Afrique ?
Paris doit impérativement retirer les facteurs qui contribuent à créer du ressentiment : son militarisme, la morgue de ses discours, la condescendance, le sentiment diffus de continuer à vouloir modeler les Africains à son image en leur disant comment ils doivent agir ou interagir ; combien d’enfants ils doivent faire ; vers quel système politique ils doivent tendre, etc. La France doit se mettre en retrait et adopter une posture de soft-power plus discret, plus policé et tourné vers la relation économique. Elle doit admettre ce que les Africains sont et non ce qu’elle voudrait qu’ils soient. Elle doit impérativement assainir ses positionnements politiques et ses soutiens à des alliés en tous points critiquables en prenant exemple sur les pays scandinaves ou le Royaume-Uni, qui déterminent une liste limitée de pays avec lesquels entretenir une coopération sur la base de critères stricts de bonne gouvernance. Elle doit également orienter sa politique à travers une approche plus multilatérale et européenne.
Source: https://www.lepoint.fr/