France : de guérisseurs à conseillers sportifs, l’univers secret des marabouts
Meguetan Infos
Avec assurance, Cheick Issa saisit un bout d’écorce « contre le mauvais œil » et une bouteille de potion jaunâtre : « C’est avec ça que je soigne ce footballeur qui se blesse à chaque test important de son club. »
Cheick Issa* se présente comme « un tradipraticien qui voit l’avenir et le passé ». Un marabout, même s’il apprécie peu cette qualification galvaudée selon lui par les « charlatans ».
Le sportif est « à bout », poursuit-il, et « il faut nettoyer son étoile car il y a beaucoup de jalousie dans le football ! » Des footballeurs en difficulté, il en défile souvent dans son cabinet en région parisienne, affirme à l’AFP ce Franco-Ivoirien de 45 ans.
Face aux pressions et aux enjeux d’argent colossaux dans le football, « c’est régulier que des sportifs de haut niveau aient recours à des marabouts et à des choses paranormales », confirme Joël Thibault, aumônier de grands sportifs.
D’habitude, la discrétion est de mise sur ces pratiques. Mais l' »affaire Paul Pogba », qui a récemment secoué le monde du football en France, les a placées sous les feux des projecteurs.
Extorsion
Séquestré et victime d’une tentative d’extorsion en mars 2022, le célèbre joueur français d’origine guinéenne raconte avoir été accusé par des proches d’avoir payé un marabout pour jeter des sorts sur son coéquipier en équipe de France et star mondiale Kylian Mbappé.
Paul Pogba, champion du monde 2018, et le marabout ont nié devant la justice française, affirmant que les dons conséquents du footballeur à son conseiller spécial étaient destinés à de « bonnes actions en Afrique ».
Soigneurs de l’âme ou escrocs ? Qui sont ces marabouts « mi-méprisés, mi-redoutés » selon l’expression de l’anthropologue Liliane Kuczynski ? L’AFP a enquêté sur ce monde très fermé en France, où la croyance dans les envoûtements et la sorcellerie séduit près de trois personnes sur dix, selon une étude de l’institut de sondage IFOP en 2020.
Quand on croise Cheick Issa en tee-shirt et jean en bas de l’immeuble où se trouve son cabinet, impossible de deviner ce que fait cet avenant chef d’entreprise dans le secteur du ménage. Une fois en haut, il reçoit en boubou dans une pièce à la décoration sobre. « Je ne crois pas aux gris-gris, je crois au Coran et aux plantes, c’est tout », lance-t-il.
Don
Sur le sol, une vingtaine de sacs plastiques et de bouteilles, ses outils de travail : écorces d’arbres à faire bouillir contre « le mauvais œil » (à boire ou verser dans son bain), graines à piler « pour garder la chance », potions pour « faire briller » le « politicien, le patron, l’avocat » qui viennent consulter « pour se faire aimer », remèdes pour la « puissance sexuelle ».
Il affirme avoir reçu « le don » de sa mère « qui lisait les cauries » (divination avec des coquillages) et de son père qui était imam. Formé à l’école coranique puis auprès de marabouts en Afrique de l’Ouest, sa réputation décollera en Côte d’Ivoire lorsqu’un homme politique qu’il « aidait » parvient à devenir ministre.
Installé en France depuis plus de 10 ans, Cheick Issa – qui dit ne plus faire payer que le prix de ses déplacements et des plantes rapportées de son pays d’origine – reçoit en majorité des personnes issues des communautés africaine, maghrébine, indienne et des Français.
Dans son cabinet, un jour de l’été dernier, c’est une jeune Comorienne « qui vit avec des esprits et s’automutile » et « un Marocain désespéré » par sa boulangerie périclitant. « Les gens ne parlent pas quand ils viennent pour la première fois », explique-t-il. _ »C’est à moi de deviner. »_Ce sont des personnes qui ont « des soucis dans leur foyer », de santé, au travail ou pour rencontrer « le grand amour ».
Soigneurs d’âme
Originaires en majorité d’Afrique de l’Ouest où il est courant de les consulter, ceux qui se considèrent comme des soigneurs de l’âme ont su adapter leur travail en France aux demandes d’une société déboussolée face aux crises, aux impasses sociales, au bouleversement des valeurs.
On va les voir comme d’autres ont recours à des psys, des magnétiseurs ou des voyants. Hommes ou femmes de tous âges, sans-papiers, diplômés, chômeurs, professeurs, « la clientèle des marabouts parisiens traverse l’ensemble des couches sociales », note Mme Kuczynski dans son livre référence « Les marabouts africains à Paris ».
Dans une enquête de 2022, l’IFOP souligne que « loin d’être le phénomène obscur et marginal que l’on pourrait imaginer, la croyance dans le paranormal et le superstitieux constitue un phénomène majoritaire en hausse constante ».
« Les marabouts ont des dons particuliers en intelligence émotionnelle. Ils savent comprendre les désordres de leurs clients par des moyens qui ne sont pas forcément ceux de la thérapie mais une sorte de rituel où ils aident à dénouer des situations », explique à l’AFP Marie Miran-Guyon, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
« Et pour partie ça marche ! Effet placebo ou pas, à partir du moment où les gens y croient, ça a un effet performatif. »
Géomantie
Selon M. Fakoly (pas de prénom), trentenaire guinéen issu d’une famille de marabouts, le principe est celui-ci : « Chacun de nous a une étoile; si elle est sale, les personnes échouent et ont de la malchance. Il faut faire une purification de l’âme. »
« En faisant des prières, en prodiguant des conseils, la personne va se sentir mieux. On écoute. On donne des médicaments, mais pas ceux de la pharmacie ! » poursuit ce marabout – parmi les huit avec qui l’AFP s’est entretenue.
Dans le cabinet de Cheick Issa, un samedi de septembre. Raymond*, Antillais de 61 ans, vient d’arriver. Les yeux baissés, le marabout lui serre longuement la main, en appuyant près du pouce pour « capter l’énergie ». « Je le sens énervé, je sais que cela ne va pas », confie-t-il aux journalistes de l’AFP.
Puis Raymond saisit un stylo et le porte près de sa bouche, sans un mot. Dans le silence, Cheick Issa écrit sur un cahier, puis trace des lignes entre les caractères, utilisant la géomantie, et en invoquant les « seize esprits ».
« Mes oreilles sont chaudes, je sens une barre au milieu de mon front, les esprits me travaillent ! » Il donnera ses préconisations à son client à l’abri du regard de l’AFP.
Jeter un sort
Raymond est un client « historique » de Cheick Issa. Il y a une dizaine d’années, après un divorce douloureux, il souffrait de douleurs et de fatigue. « J’allais au travail comme un zombie. »
Persuadé que son ex-femme lui a « jeté un sort », il ne consulte pas de médecins. Il va dans une église prophétique africaine. Aucun résultat. Consulte des marabouts qui « faisaient les cauris ». « Tout ce qu’ils ont fait, c’est bouffer l’argent. »
Sur les conseils d’un collègue de chantier, il se retrouve finalement chez Cheick Issa. « On aurait dit qu’il avait vécu à côté de moi toutes ces années; il m’a dit ma vie de A à Z, je n’en revenais pas… »
Le marabout lui prépare des potions à base de plantes dans des canaris (jarres utilisées en Afrique de l’Ouest) sur lesquels il a « fait des prières ».
« Vous emmenez le canari chez vous pour vous laver avec la potion », raconte Raymond. En quelques séances, « j’ai retrouvé ma santé ».
« Il y en a qui peuvent être des psychothérapeutes de fait… et il y a des escrocs », résume l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Divination
D’un côté, des marabouts « de tradition soufie » pouvant « être crédités d’une culture religieuse et d’un désir d’aider », et à l’autre extrême, la personne « qui n’y connaît pas grand-chose, ni vraiment l’arabe mais quelques sourates du Coran et qui essaie d’extorquer le plus possible à sa victime », poursuit-il.
Quiconque affirme avoir un don et des connaissances en islam, et qui pratique la géomantie, la divination, la thaumaturgie, peut se décréter marabout. Le prix d’une séance varie de dizaines d’euros à plusieurs centaines en cas de sacrifice, jusqu’à des dizaines de milliers.
Dans son cabinet de Saint-Denis en région parisienne, la thérapeute Assa Djelou reçoit régulièrement d’ex-clients de marabouts dépités.
Certains clients, dénonce-t-elle, « sont maintenus dans quelque chose de dangereux » car « ils ne veulent pas faire face à la réalité et attribuent les échecs à des sorts que leur aurait jeté leur entourage, ce qui peut entraîner de l’anxiété, voire de la dépression et une phobie sociale ».
Escroquerie
La police française ne recense ni les voyants ni les marabouts, et ne s’intéresse à eux qu’en cas de plaintes pour escroquerie ou exercice illégal de la médecine. Mais celles-ci sont rares, le recours aux marabouts restant « un sujet privé et tabou », comme le rappelle Mme Djelou.
La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) indique avoir en 2021 traité 22 saisines sur la médiumnité, deux sur la voyance, un sur le maraboutisme.
Dans le sport, où la superstition est répandue, cela va parfois beaucoup plus loin. »La carrière d’un sportif est courte, donc la moindre blessure, le moindre échec, il faut qu’il le surmonte et il sait qu’il n’a pas forcément les ressources internes pour tout surmonter », explique l’aumônier des sportifs Joël Thibault.
Mais « ce que ces marabouts pratiquent est très dangereux ».
L’Ivoirien Cissé Baratté, 55 ans, raconte à l’AFP être « tombé dans le panneau » alors qu’il était jeune footballeur prometteur à Abidjan et avoir poursuivi ces pratiques alors qu’il jouait en France : les gris-gris, les ceintures de protection, les sacrifices … « On devient dépendant. »
Sorcier blanc
L’entraîneur français Claude Le Roy connaît bien le phénomène des marabouts gravitant autour des joueurs en Afrique : il a vécu 30 ans sur le continent et y a été sélectionneur de six équipes nationales. Il a même été surnommé le « sorcier blanc » après avoir reçu des menaces de marabouts qu’il avait écartés du staff de ses équipes.
« Certains joueurs ont besoin d’aller discuter avec leurs marabouts, ça peut les conforter, les faire réfléchir; c’est aussi un contact qu’ils gardent avec leur pays d’origine », explique-t-il. S’il martèle « ne pas croire du tout » au maraboutisme, Claude Le Roy reste encore troublé par un évènement.
En 1997, après un match aller catastrophe de la Ligue des champions perdu 3-0 sur tapis vert (pour alignement d’un joueur suspendu) contre le Steaua Bucarest, le PSG doit gagner par 4 buts d’écart pour se qualifier, un véritable défi.
Avec le président du Paris Saint-Germain (PSG) à l’époque de ce match, Michel Denisot, ils contactent finalement « un grand marabout malien », rémunéré « 500 euros ».
« Il nous a demandé d’envoyer les photos des joueurs et leurs numéros, et peu avant le match retour, il nous a annoncé que le numéro 18 marquerait le 4e but à la 37e minute. »
Le jour du match, le PSG réalise l’exploit, gagne 5-0, le numéro 18 marquant le 4e but à la 41e minute…
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Source : Africanews