Entretien exclusif avec le Représentant par intérim de la FAO au Mali, Pierre Vauthier : « La transition est une opportunité de démontrer qu’une volonté politique peut se traduire par une action concrète sur le terrain »
Juste après la célébration de la Journée mondiale de l’alimentation (JMA) couplée à la Journée internationale de la femme rurale (JIFR), le tout nouveau représentant par intérim de la FAO (Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) au Mali, Pierre Vauthier, a bien voulu nous accorder une interview dans les locaux de son siège. Dans cette interview, Pierre Vauthier a fait le tour d’horizon des questions portant sur l’impact de l’insécurité alimentaire, la covid-19, le rôle de la femme rurale, les projets et programmes en faveurs des jeunes et des femmes au Mali etc. Très optimiste pour l’avenir du Mali, le patron de la FAO au Mali a déclaré que « la période de la transition, il faut la voir comme une opportunité de démontrer qu’une volonté politique peut se traduire par une action concrète sur le terrain .»
Le Républicain : Présentez-vous à nos lecteurs.
Pierre Vauthier : Je suis le Représentant par intérim de la FAO au Mali. Je suis un agronome de formation et je travaille à la FAO depuis 2000. Cela fait 15 ans que je travaille en Afrique, surtout en Afrique de l’Est, en Afrique Centrale et aussi un peu en Afrique Australe.
Le Républicain : le 40ème anniversaire de la journée mondiale de l’alimentation coïncide avec la 75ème année de la création de la FAO. Que pouvons-nous retenir des grandes actions de la FAO dans la lutte contre la faim et la malnutrition ?
Pierre Vauthier : Il y a beaucoup d’actions que la FAO a faites ; elles sont toutes du domaine Public. Il faut comprendre que la FAO est une organisation des Nations Unies et son travail n’est pas forcement de faire beaucoup de bruits autour de nos réalisations ni de planter le drapeau partout, mais je dirais de faire en sorte que le monde soit libéré de la faim. C’est l’objectif principal de la FAO qui, pour rappel, a été créée en 1945. Au tout début, l’idée c’était d’éradiquer la faim, mais aussi d’assurer la sécurité alimentaire pour que les populations puissent manger en quantité et en qualité. La première partie de la vie de la FAO a été d’aider à la reconstruction après la seconde guerre mondiale, c’est à dire, de relancer l’agriculture dans les pays qui ont été ravagés par la guerre à travers la croissance de la production agricole. Donc la priorité était de produire plus. La FAO a agi en renforçant la capacité des pays en matière de techniques et plus par les technologies agronomiques pour pouvoir augmenter la production et faire entrer des innovations fondamentales, notamment, celle de la technologie de l’information qui a beaucoup d’impacts sur le secteur agricole. Après les vagues d’indépendances des pays, l’objectif était aussi d’aider ces pays à travailler sur l’autonomie alimentaire et essayer d’éviter la famine dans certains pays qui faisaient face à des situations compliquées.
La deuxième phase de la FAO était de sensibiliser sur la faim dans le monde et d’expliquer les enjeux et les conséquences de cette faim. Il fallait donc faire des analyses globales et aider à mettre en place des régulations pour la gestion des ressources naturelles : la pêche, l’exploitation forestière, l’agriculture et l’élevage…
Le Républicain : La FAO existe au Mali depuis 40 ans, quelles sont les priorités et les activités phares menées par cette organisation au Mali ?
Pierre Vauthier : Depuis plus de 40 ans de présence au Mali, la FAO a beaucoup accompagné le Mali dans ses premières années d’indépendance, notamment la mise en place les services de développement rural, le développement et l’adaptation des services agronomiques. Aujourd’hui la FAO au Mali, c’est présentement plus de 30 projets sur le terrain en faveur des populations rurales et dans la lutte contre la faim et dans les domaines aussi vastes que l’amélioration de la sécurité Alimentaire et Nutritionnelle, la protection des moyens d’existence et le renforcement de la résilience des ménages vulnérables, la contribution à l’insertion professionnelle et au renforcement de la résilience des jeunes ruraux, l’élimination des pesticides obsolètes, l’élimination du travail des enfants et du travail forcé, la santé animal, l’atténuation des effets du changement climatique sur les populations, l’appui dans la distribution des intrants, sans compter la sensibilisation et la distribution des kits dans le cadre de la pandémie du coronavirus… Il y a beaucoup à faire car les attentes sont énormes.
Le Républicain : quels sont les projets phares de la FAO en faveur des jeunes et des femmes ?
Pierre Vauthier : Beaucoup de nos projets sont en faveur des jeunes et des femmes. Je vais juste citer en exemple, un projet qui a pour titre « Jeunesse au Travail : réduction de la pauvreté rurale » dans les cercles de Kita et Kayes. Une mission effectuée plus de trois ans après la fin du projet, a permis de constater des résultats tangibles sur certains sites visités où la recette annuelle pour une coopérative de 5 jeunes à Niafala (Kita) est de plus de 10 millions de FCFA pour le compte d’exploitation de 2018. Cet autre projet « Initiative, Eau et Assainissement », a permis d’améliorer les revenus, l’alimentation et la nutrition de près de 500 ménages dans les zones de Banamba et Koulikoro avec aujourd’hui, des groupements de femmes qui ont fait plus de 8 millions de recettes au titre de l’année 2019. Globalement, notre objectif est vraiment de travailler pour que les jeunes et les femmes dans le milieu rural puissent trouver des emplois attractifs dans le secteur agricole. Il faut qu’on rende le secteur agro-alimentaire malien un peu plus attractif pour les jeunes. La FAO travaille aussi avec le projet « Les caisses de résilience », vise les groupements des femmes et des jeunes dans les campagnes à travers des formations adaptées et un accès plus facile au crédit permettant de démarrer une activité génératrice de revenus comme un élevage de poussins, de poulets de chairs ou de pondeuses. L’idée, c’est d’offrir aux jeunes des alternatives. Le secteur agricole offre énormément de possibilités de business aux jeunes et aux femmes. Mais un point important c’est aussi que l’Etat ou les politiques puissent aider les femmes et les jeunes à accéder à la propriété des terres et des moyens de production. En plus de la production, il faut penser à la conservation, la transformation et la commercialisation des produits. A ce titre, la FAO, à travers le projet « Contribution à l’insertion professionnelle et au renforcement de la résilience des jeunes en milieu rural dans le centre sud au Mali », offre des formations et des équipements qui ont permis de booster la production et la commercialisation du sésame dans les régions de Ségou et Sikasso.
Le Républicain : l’un des objectifs de la FAO est l’atteinte de la faim zéro en 2030. Pour le cas du Mali, pouvons nous être optimiste pour l’atteinte de cet objectif ?
Pierre Vauthier : Ce n’est pas l’objectif de la FAO mais du gouvernement ; ça fait partie de la politique de la sécurité alimentaire et nutritionnelle qui a été donnée par le gouvernement. C’est aussi notre objectif, mais le nouveau gouvernement malien l’a réaffirmé aussi. Il ne faut pas se poser la question « est-ce que c’est possible ? », il faut travailler pour que cela soit possible. La question, c’est comment nous devons tous faire ensemble pour arriver à cet objectif « Faim zéro en 2030 ». Il faut augmenter la production durable qui préserve les ressources naturelles, c’est l’élément le plus important. Essayer de prêter une plus grande attention aux populations qui souffrent. Il y a 18% de la population au Mali qui souffre d’insécurité alimentaire à différents niveaux. Près de 68 000 personnes sont en insécurité alimentaire grave, qui aussi les expose à des maladies beaucoup plus graves. Il y a des Maliens qui sont dans des situations critiques mais on ne les voit pas parce qu’ici, on est en ville ou à Bamako. Ces gens, il ne faut pas les oublier parce qu’ils ont le droit de manger et d’être en bonne santé et participer ainsi à l’effort collectif de développement. Il faut les aider, pas uniquement par une assistance alimentaire ponctuelle, mais il faut les réinsérer dans la société et dans les secteurs productifs de quelques manières que ce soit. Oui c’est possible l’objectif « Faim zéro en 2030 ». J’y crois.
Le Républicain : le thème de la Journée Mondiale de l’Alimentation (JMA) 2020 est :«cultiver, nourrir, préserver. Ensemble. Agir pour l’avenir », quelle signification peut-on donner à ce thème ?
Pierre Vauthier : C’est une invitation qui ne s’adresse pas seulement qu’aux politiciens, techniciens. C’est un problème qui se pose à tout le monde. Il faut savoir faire des choix, on a des choix à faire. Ces choix ne reposent pas seulement sur le gouvernement ou sur les compagnies privées, ils reposent sur la décision de chacun de nous. On doit quand même produire, mais il faut respecter l’environnement, c’est un débat de société. C’est aussi savoir comment on protège l’environnement, comment on protège le sol. Les techniques sont là, après, c’est le choix de chacun. Ensemble ça veut dire qu’il faut coopérer. Pour le Mali c’est important qu’on ait des discussions au-delà des clivages et des divisions du pays. Il faut se tourner vers l’avenir, ce n’est pas le passé qu’il faut regarder, mais c’est l’avenir et comment on veut voir notre société évoluer. C’est pour cela que dans le thème de cette année on parle de préserver. On essaie de cultiver, nourrir d’une manière à conserver et protéger le système écologique, c’est à dire les ressources naturelles, les utiliser de manière équitable mais aussi de faire en sorte qu’elles soient préservées pour les générations futures.
Le Républicain : quels sont les objectifs de la célébration de cette journée ?
Pierre Vauthier : Les objectifs, c’est poser toutes ces questions sus citées aux gens, et susciter le débat. C’est aussi l’occasion de faire le point de la situation sur la faim et la malnutrition dans le monde. L’impact de la malnutrition est estimé à 3500 milliards de dollars par an. Il est donc temps d’agir. Il urge d’accélérer et d’intensifier les actions visant à renforcer les systèmes alimentaires et à protéger les moyens d’existence des populations.
Le Républicain : la pandémie du coronavirus a certainement eu des répercussions sur tous les projets et programmes à travers le monde. Comment la FAO a-t-elle réorganisé ses activités pour faire face à la pandémie et pour lutter contre sa propagation ?
Pierre Vauthier : On a protégé en premier lieu, le staff et les bénéficiaires de la FAO. On a mis des mesures barrières de protections et on a arrêté toutes les activités qui pouvaient mettre en danger les bénéficiaires de la FAO ainsi que le staff de la FAO. Depuis que la situation est devenue un peu plus claire, on a mis en place, entre nous, le téléworking ou télétravail. On a que le staff essentiel qui travaille au bureau. Nous utilisons beaucoup les mails et les échanges par Zoom et autres rencontres virtuelles. Nous avons changé notre manière de travailler et le respect des gestes barrières et des mesures de protection sont de rigueur pour tous les agents, partout où ils se trouvent. Les manières de travailler sur le terrain ont également changé et toutes les activités urgentes (ateliers de formation, distribution d’intrants, les vaccinations de bétails, les évaluations sur les ravages) sont organisées avec l’application stricte des règles barrières. Par contre, la FAO n’a pas arrêté les activités, car dans le domaine de l’humanitaire, il y a toujours des choses à faire en faveur des populations vulnérables. La FAO a d’ailleurs mis en place un projet d’aide humanitaire pour faire une vaste campagne de sensibilisation radiophonique pour relayer les gestes barrières, les mesures d’hygiène corporelle et alimentaire et interagir avec les auditeurs et une série de formations des acteurs de la chaîne, l’approvisionnement alimentaire pour s’assurer qu’ils ne sont pas exposés au risque de transmission du virus. Ces actions viennent en appui à une grande campagne de distribution de kits sanitaires (savons liquides, masques, gels hydro alcooliques, gants, thermomètres) pour atténuer les risques d’infection.
Le Républicain : Au Mali, la JMA est célébrée conjointement avec la journée international de la femme rurale. Selon vous quel rôle la femme rurale peut jouer dans la lutte contre la faim et la malnutrition ?
Pierre Vauthier : La femme rurale a une fonction centrale, c’est le pilier de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. C’est elle qui nourrit la famille et c’est elle qui produit pour la société. Souvent on dit aussi que les produits cultivés par les femmes, par exemple le maraichage, sont très efficaces pour éviter la faim et l’insécurité alimentaire. La femme est au centre, elle favorise la cohésion sociale et la sécurité alimentaire.
Malheureusement, les femmes rurales n’ont pas accès à la propriété des moyens de productions, c’est-à-dire la terre, les outils agricoles. La FAO travaille pour que la femme rurale soit autonome économiquement. Le témoignage de Goundo Kamissoko, Présidente de FENAFER (Fédération Nationale des Femmes Rurales), ayant bénéficié d’un appui de la FAO en 1985, en est une illustration. Cet appui lui a permis de faire des formations et des échanges à travers plusieurs pays faisant d’elle aujourd’hui une femme leader dans le domaine de la production agricole et rurale.
Le Républicain : comment se passe les relations entre la FAO et les nouvelles autorités de la transition ?
Pierre Vauthier : Les relations avec le gouvernement du Mali sont bonnes. Je suis allé présenter mes respects au nouveau ministre de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche et nous avons eu de très bons échanges. Le ministre a réaffirmé son appui aux politiques qui avaient déjà été décidées par le gouvernement précédent. Il a insisté sur le fait qu’il voulait agir et on est très impatient de le voir à l’œuvre.
La FAO a déclaré comme priorité, les zones du sahel, notamment le Mali, et à ce titre, elle fait un effort particulier pour assister le Mali. On aura des ressources supplémentaires qui viendront de notre quartier général pour travailler et assister le gouvernement et la population malienne. La FAO s’occupe de sécurité alimentaire, mais le conflit c’est à la fois un facteur aggravant de la sécurité alimentaire mais aussi que la cause du conflit est souvent un problème de ressources naturelles mal partagées. La FAO est là aussi pour aider les gens à changer de système de production à mieux partager. Le pâturage, l’accès à l’eau et l’accès à la terre, voilà les problèmes principaux de la population rurale malienne. C’est là où on a un rôle à jouer pour aider et aussi éviter que le secteur de l’élevage soit l’otage des groupes armés, des bandits, des trafiquants etc.
Le Républicain : votre mot de la fin.
Pierre Vauthier : Il est important que les Maliens débattent à propos de la sécurité alimentaire et sur une base solide, avec des éléments et arguments solides. Je crois beaucoup au Mali et j’adore ce pays. Le Mali est l’un des premiers pays agricoles de l’Afrique de l’Ouest avec un potentiel agricole énorme. C’est un pays d’élevage, de pêche, d’agriculture. Je pense que le futur est brillant et joyeux. Oui le Mali a tout à fait les moyens et il a la volonté, il faut juste qu’on se remette tous ensemble pour que le Mali devienne un pays riche et un pays qui soit exportateur tout en préservant ses ressources naturelles dans le pays. La période de la transition, il faut la voir comme une opportunité de démontrer qu’une volonté politique peut se traduire par une action concrète sur le terrain.
Interview réalisée par Sidiki Adama Dembélé
Source: Lerepublicainmali