Enseignement supérieur colonial: L’émergence de Léopold Sédar Senghor
Des lectures récentes publiées par des universitaires et des hommes qui ont connu Senghor permettent d’ouvrir de nouveaux horizons sur le « poète-président ». Son parcours intellectuel apparaît sous un nouveau jour : celui d’un homme courageux, rompu à la tâche.
Senghor a été, sans doute, l’un des fleurons des intellectuels africains qui ont pu se rendre tôt en France afin de poursuivre des études supérieures. Il a pu passer son baccalauréat à un moment où les Africains ne le pouvaient pas. Sa biographie et ses faits d’arme dont le titre de premier agrégé de grammaire, son admission à l’Académie française plaident pour lui. Une nouvelle documentation permet de jeter un nouvel éclairage sur ce parcours.
L’enfance de Senghor nous est racontée de façon anecdotique par Janet Vaillant, auteur de « Vie de Léopold Sedar Senghor à Paris : Noir, Français et Africain » (Harvard University Press 1990, Karthala, 2006), une biographie qui contient beaucoup d’informations inédites. « Sédar », son deuxième nom, lui a été attribué par sa mère. Sédar en sérère veut dire « l’Impudent », « celui qui n’a pas de honte ». Dans le milieu bambara, Senghor aurait donc pu s’appeler « Molobali » ou « Déndéré ».
Diogoye Senghor, son père, était un traitant d’arachide dans le négoce colonial. Fait particulier, il s’était converti au christianisme, une religion qui accordait des privilèges aux indigènes comme échapper au contrôle mesquin de l’administration, avoir le droit de boire des liqueurs fortes et de se rapprocher des Blancs. Les indigènes qui se convertissaient avaient aussi l’opportunité d’être des agents dans le commerce colonial et par là s’enrichir et élever leur statut social. Diogoye Senghor s’était donc convertit pour devenir riche à travers le négoce de l’arachide, de l’alcool, du tabac et de la poudre à canon.
L’église locale a « fermé » les yeux sur le fait qu’il avait quatre épouses. Il a compris très tôt l’intérêt de la scolarisation et envoya ses enfants dans les écoles tenues par les Missionnaires. La famille de Diogoye put donc avoir des lettrés qui voulaient juste faire des affaires.
Léopold Senghor se distingue par sa volonté de devenir professeur. Il lui faut se rendre à Paris. Du gouvernement fédéral, il n’a qu’une demi-bourse de 250 Francs. Son frère René, qui était très aisé, a donné le complément et Léopold débarque à Paris. Nous sommes en 1930, il a 21 ans. Il est inscrit au lycée Louis-le-Grand, le tremplin pour préparer le concours d’entrée à l’école normale supérieure, la prestigieuse école qui formait des professeurs pour les universités et les meilleurs lycées de France. à Louis-le-Grand, il fait la connaissance de Georges Pompidou, le futur président français, et Aimé Césaire. Pompidou avait 17 ans. Césaire en avait 18. Il a aussi comme condisciple, l’Indochinois Pham Duy Khiem. Ensemble, avec d’autres étudiants, ils vont lancer le mouvement de la Négritude à partir du « Quartier latin ».
Pompidou était un esprit vif et flamboyant dont la fréquentation va permettre à Senghor de progresser, plus vite qu’avec ce qu’il apprenait à l’école. Senghor a de bonnes notes en classe. Pompidou l’initie à la vie parisienne, au théâtre, à la peinture, à la découverte des auteurs français, ceux qui n’étaient pas dans les programmes scolaires : Maurice Barrès, Baudelaire, Rimbaud, Paul Claudel, Teilhard de Chardin…
En 1930-31, il est confiant quand il se présente au concours d’entrée à l’école normale supérieure. Il est 25è sur une liste de cent candidats à l’écrit. à l’oral, il arrive en 35è position. Il décide de passer à autre chose. Il est convaincu que son âge ne lui permet pas de soutenir le rythme de l’effort qui lui est demandé. Il est âgé. Il abandonne et met le cap sur la Sorbonne et prépare une licence de lettres (français, latin et grec).
En 1932, il obtient le diplôme d’études supérieures avec un mémoire sur « l’exotisme de Baudelaire ». Il a la mention « Bien ». Il veut plus. Il prépare le concours pour être agrégé de grammaire. Aucun Africain n’avait atteint ce niveau avant lui.
Les turpitudes du passé
Pour se présenter à l’agrégation de grammaire, il fallait être Français de nationalité. Le passé de Senghor à Louis-Le-grand le rattrape. Pour son inscription, il s’était présenté comme un citoyen français. à la Sorbonne, l’administration universitaire découvre que ce n’est pas le cas, car Senghor n’était pas né dans les « quatre communes » : Dakar, Rufisque, Gorée, Saint-Louis. Il n’était qu’un sujet français dont le parcours est encadré par le régime de l’indigénat. Alors que fait-il ? Il se tourne vers le député Blaise Diagne dont le carnet d’adresses est d’une grande richesse en France. Celui-ci était franc-maçon et avait une conscience de l’appui qu’il fallait apporter à la jeunesse. Grâce à cet appui, Senghor bénéficie d’une exception. Il sera naturalisé citoyen français en 1933 (P. 120, vie de Senghor à Paris). En réalité, nous disent Joseph-Roger de Benoist et Hamidou Kane dans « Léopold Sédar Senghor, (Outre-Mers. Revue d’histoire Année 2000 328-329 pp. 358-359), l’astuce va consister à inscrire la naissance de Senghor sur le registre de l’état-civil de la ville de Gorée.
Devenu Français, rien ne s’oppose à son ambition. Il faut cependant faire face à ses obligations militaires comme tous les citoyens français. Il est appelé donc sous les drapeaux en 1934.
Joseph-Roger de Benoist et Hamidou Kane nous donnent avec détails les minutes de son incorporation. Il est à Verdun, dans le 150è Régiment d’Infanterie. Il attire la curiosité parce qu’il était le seul noir dans cette compagnie. Il retient aussi l’attention car « lors d’une inspection au mois de février, le général qui passait dans les rangs, ne manqua pas de le remarquer. Le bon mot qu’il fit au sujet de ce tirailleur ne manqua pas de le remarquer… Il demanda à ce soldat de 2ème classe s’il avait un désir à formuler. Senghor lui dit alors qu’étudiant recruté à Paris, il souhaiterait y retourner pour poursuivre ses études. Sans tarder, il fut muté au 23è Régiment d’Infanterie coloniale, à la caserne de Port Royal ». (Léopold Sédar Senghor, Joseph-Roger de Benoist, Beauchesne, 1988).
à Port Royal, Senghor prend service à la cuisine ! Il passera ensuite à la Bibliothèque de la garnison avant de finir comme bibliothécaire des officiers. Il a donc le temps de préparer son concours. Mais, là aussi les choses ne sont pas simples pour lui. Il échoue une première fois. Il échoue une deuxième fois. Logiquement, il ne peut plus se présenter. C’est alors qu’il découvre que les textes permettaient aux Africains de continuer à se présenter. Il sollicite des soutiens. Il écrit une lettre au gouverneur général de l’Afrique occidentale française, Marcel De Copet. Il a des lettres de recommandations de certains de ses professeurs qui insistent sur ses qualités. Finalement, il est entendu. à la troisième tentative, il est admis. Nous sommes en 1935. Senghor ne rêve pas ; il est bien devenu le premier Africain agrégé de grammaire.
Les rancunes de Senghor
Senghor qui a bénéficié de l’accompagnement de plusieurs personnalités serait-il devenu un homme jaloux des autres ? Nombreux sont ceux qui répondent par l’affirmative. Ils avancent le sort qui a été infligé à Omar Blondin Diop, le seul Sénégalais qui avait pu pousser les grilles de l’école normale Saint Cloud, après avoir suivi son cursus à Louis-le-Grand. Admis, dans la prestigieuse école, en 1967, Omar était surtout un militant politique, un « communiste » dont l’activité débordante va être remarquée dans le grand mouvement estudiantin qui a secoué la France en mai 1968. Il est surtout l’alter égo de Daniel Cohn Bendit. Omar Blondin Diop sera expulsé de l’école avant d’être expulsé de France, alors qu’il préparait l’agrégation de philosophie. Il rentre au Sénégal dans un premier temps avant de repartir en France où il va réussir à s’inscrire à Saint-Cloud. A-t-il pu terminer ses études ? Nous n’avons pas trouvé des traces sur ce sujet. Mais ce qui est clair, c’est qu’il ne va jamais s’éloigner des luttes sociales de son pays, le Sénégal qui sera secoué par une série de contestations entre 1970 et 1972. On retrouve Blondin Diop à Bamako en 1972. C’est là que son destin bascule. Les autorités maliennes vont le livrer au Sénégal en 1972. Le 11 mai 1973, il a été retrouvé inerte dans sa cellule à Gorée. Il n’avait que 26 ans ! Il ne faut pas désespérer qu’un jour, les archives du Mali soient ouvertes sur cette affaire « Blondin Diop ».
Il va falloir attendre deux décennies au moins pour que Souleymane Bachir Diagne entre, à son tour, à l’école normale supérieure, après quasiment le même cursus que Senghor et Blondin Diop à Louis-le-Grand. Il est reçu à l’école normale Supérieure en 1978. Il soutient une thèse de doctorat troisième cycle philosophie en 1982 à Panthéon-Sorbonne sur le thème « De l’algèbre numérique à l’algèbre de la logique », sous la direction de Desanti.
Il faut dire que Senghor a eu des accrochages sérieux avec certains intellectuels sénégalais. C’est le cas de l’égyptologue Cheick Anta Diop qui, en 1960, avait son doctorat. Il est devenu maître de conférence, après avoir passé ses examens, dans le cadre du Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur (CAMES), en 1981. Pour réparer l’injustice causée par Senghor, Abdou Diouf, son successeur, s’est empressé de nommer Cheick Anta au rang de professeur titulaire.
Boubakar Ba, l’étoile du Niger
Dans les archives, nous avons retrouvé la trace de Boubakar Ba, un étudiant nigérien. Le prolifique journaliste nigérien Seidik Abba a écrit « Entretien avec Boubakar Ba, un Nigérien au destin exceptionnel » (2015, L’Harmattan), une biographie, rééditée en 2019. Boubakar Ba est né le 29 décembre 1935, à Say, dans le Niger de l’Afrique occidentale française. à cinq ans, son père, fonctionnaire colonial, l’inscrit à l’école élémentaire de Diapaga, dans l’actuel Burkina Faso. Il poursuit son cursus à Fada N’Gourma. Après le Cours moyen, il arrive au Collège moderne de Niamey en 1946. Il n’a que onze ans. Brillant, il a fait partie des trois élèves sélectionnés, après la classe de seconde, pour le lycée Van Vollenhoven de Dakar, la capitale fédérale de l’Afrique occidentale française. Il ne va pas tarder à se faire remarquer. Il remporte tous les prix scientifiques mis en compétition. Il est aussi premier en philosophie. Son baccalauréat décroché, Boubakar Ba s’inscrit à l’Institut des hautes études de Dakar, pour des études de mathématiques.
L’Institut des hautes études de Dakar était la formule trouvée par la France pour permettre aux Africains d’accéder à l’enseignement universitaire. En 1954, il a son diplôme de « mathématiques générales » avec à la clé la « Mention Bien ». Son destin bascule quand il fait la connaissance d’Abdoul Aziz Wane, un Sénégalais sorti de l’école centrale, une autre célèbre école que fréquenta avec succès notre compatriote Djibril Diallo, « l’Ingénieur Djibril Diallo ». Wane convainc Ba de monter sur Paris. Il le présente à Senghor qui l’aide à trouver une place au lycée Hoche de Versailles. L’année suivante, il a une place à Louis-le-Grand, à Paris. Il y prépare avec succès le concours d’entrée à l’école normale supérieure, Rue d’Ulm. Nous sommes en 1956 et Boubakar Ba est, à ce jour, le premier Africain à avoir réussi cette prouesse. Il y prépare avec succès également l’agrégation de mathématiques, enseigne dans plusieurs établissements français. En 1965, il soutient une thèse de doctorat à la Sorbonne. Il retourne enseigner au Sénégal pendant trois ans. Il se rend ensuite à Magadagascar en 1968. Il y fonde « l’Institut de recherches en mathématiques ». En 1971, il pose les jalons du Centre d’enseignement supérieur de Niamey, la future Université de Niamey.
Paulin Houtondji, la philosophie africaine
Paulin Houtondji est né en 1942 de parents ivoiriens installés en Côte d’Ivoire. De 1960 à 1963, il est au Lycée Louis-le-Grand à Paris et il est diplômé de l’école normale supérieure en 1966. Il a soutenu en 1970, une thèse de doctorat troisième cycle avec pour thème « l’idée de science dans les prolégomènes et la première recherche logique de Husserl », à Paris-Nanterre, sous la direction de Paul Ricœur. Outre Ricoeur, Houtondji a eu comme professeurs Georges Canguilhem et Althusser.
Houtondji a pu tenir une intense carrière d’enseignant (en France, en Afrique) et une production intellectuelle qui en a fait le chantre de la défense de la philosophie africaine, à partir d’une critique rationnelle de l’ethno-philosophie.
Les Maliens normaliens
Nous avons découvert que deux Maliens sont diplômés de l’école normale supérieure. Le premier s’appelle Konimba Sidibé. Pur produit du système éducatif malien, il est diplômé de l’école normale supérieure technique de Cachan, non loin de Paris. Il est arrivé en France en 1975, bénéficiaire d’une bourse FAC. Il est devenu agrégé d’économie en 1981 et a soutenu sa thèse de doctorat en 1985. Rentré au pays, Konimba Sidibé a eu une carrière ministérielle. Il a été aussi député.
Le deuxième s’appelle Oumar Tatam Ly. Il est diplômé de l’école normale supérieure de Saint Cloud en 1982. Il est agrégé d’hhistoire. Oumar Tatam Ly est de parents maliens bien connus (l’historienne Madina Tall et le mathématicien Ibrahima Ly), mais il est surtout un produit du système d’enseignement français.
Après….
Certains biographes de Yambo Ouologuem, l’auteur du « Devoir de violence », avancent que l’écrivain a soutenu une thèse de doctorat dans la prestigieuse école normale supérieure de Paris. Nous n’avons, aux termes de nos recherches, pas trouvé de traces de cette inscription. Ce qui est par contre établi, c’est que Yambo Ouologuem a été admissible une fois, c’est-à-dire qu’il a passé à l’écrit,mais il a été recalé à l’oral. Il avait fait le préparatoire au lycée Henri IV, autre établissement respecté dans le système éducatif français.
Après Yambo Ouologuem, nous avons trouvé la trace de Ibrahim Sagayar Touré, actuellement professeur de philosophie à l’école normale supérieure de Bamako. Ibrahim Sagayar Touré a passé son Brevet d’études du Premier cycle à Niamey, avant de poursuivre ses études secondaires au lycée Sankoré de Bamako. Il passe son baccalauréat et se rend en France en 1975, bénéficiaire d’une bourse FAC qui l’autorisait à s’inscrire dans un lycée préparatoire aux grandes écoles. Il passe par Henri IV. Brillant, Ibrahim est admissible, coup sur coup, deux fois au concours d’entrée à l’école normale supérieure, option philosophie, en juin 1975 et en juin 1977. Ibrahim Sagayar Touré a eu comme condisciple le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, admis au concours en 1978.
L’école normale supérieure n’était pas la seule grande institution de prestige de formation. Nous reviendrons sur le parcours des Maliens dans ce domaine.
Sources documentaires : •Léopold Sédar Sengor, Joseph-Roger Bénoit, Hamidou Kane, Beauchesne, 1998
•Vie de Léopold Sedar Senghor à Paris : Noir, Français et Africain, Karthala, 2006, Janet G. Vaillant.
• Entretien téléphonique avec Ibrahim Sagayar Touré, Professeur de Philosophie, école normale supérieure de Bamako.
Source : L’ESSOR