En Tunisie, le système kafkaïen des fichages sécuritaires
Un nouveau rapport publié par l’Organisation mondiale contre la torture a relancé le débat sur le caractère arbitraire de la lutte antiterroriste en Tunisie.
Raouia Mdelli n’en finit pas de s’interroger. Pourquoi est-elle fichée « S17 » ? Est-ce à cause du voile intégral que porte cette mère de trois enfants, âgée de 29 ans ? Au nom de la lutte antiterroriste, Raouia a désormais l’interdiction de voyager et se fait régulièrement contrôler par la police. Elle sait être sous le coup de cette procédure depuis un contrôle d’identité en 2015. « On ne m’a jamais expliqué pourquoi et comment je me suis retrouvée fichée “S17”. Le seul argument que l’on me donne, c’est que l’on est sous état d’urgence et que ce genre de contrôle est normal », dit-elle.
Depuis, Raouia tente de médiatiser sa cause. Elle revendique son droit à circuler librement dans son pays, à l’instar d’une vingtaine d’autres fichés « S17 », qui témoignent dans un rapport publié le 6 décembre par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Ce document dresse un état des lieux inquiétant des mesures de contrôle administratif en Tunisie, liées au décret régissant l’état d’urgence : interdiction fréquente de voyager, perquisitions aux domiciles des fichés, voire harcèlement policier et maltraitances illégales.
« Séquelles psychologiques »
« On a l’impression d’être soumis à une peine prononcée par personne et appliquée par tout le monde, ou presque », déclare l’une des personnes citées, victime de pressions psychologiques. Comme le souligne le rapport, être fiché « S » en Tunisie devient une forme de statut social ou une identité imposée. Il existe, dans le pays, une vingtaine de fichages sécuritaires dont « S17 » est le plus connu. Certains se cumulent sans que les personnes ciblées en soient toujours informées d’emblée.
« Je ne comprends pas : s’il y a quelque chose contre moi, il faut me juger ou me donner une raison. Sinon à quoi tout cela rime ? Pourquoi ce harcèlement ? », demande Raouia. L’OMCT – à l’instar d’Amnesty International qui a publié un rapport sur le même sujet il y a un an – questionne la recrudescence de l’arbitraire dans les pratiques policières depuis 2015, à la suite des attentats perpétrés contre le musée du Bardo et contre un hôtel à Sousse qui avaient fait respectivement 24 et 39 morts.
Le ministère de l’intérieur justifie ces pratiques par le renforcement de la lutte antiterroriste et la prolongation de l’état d’urgence de façon continue depuis trois ans. Cependant, la plupart des fichés S cités dans le rapport ne font pas l’objet de poursuites judiciaires.
« Nous ne savons pas qui fait le fichage au sein du ministère ni comment, raconte Najla Talbi, directrice du programme Sanad au sein de l’OMCT, qui assiste les victimes de maltraitances et de torture. Le harcèlement policier et les perquisitions aléatoires ont des séquelles psychologiques très graves sur les personnes concernées. »
Certains fichés « S » témoignent de déménagements à répétition pour tenter d’échapper au harcèlement. D’autres ont perdu leur emploi après avoir été convoqués ou questionnés par des enquêteurs sur leur lieu de travail. Les visites répétées et impromptues de la police au domicile des personnes ciblées conduisent souvent à leur stigmatisation.
« Pratiques inconstitutionnelles »
« Le ministère de l’intérieur est sans aucun doute conscient de l’aspect inconstitutionnel de ces pratiques et de l’urgence de mener une réforme législative et structurelle profonde. N’oublions pas que l’arbitraire du pouvoir génère du ressentiment, avec les effets contre-productifs qu’on connaît sur la lutte contre le terrorisme », commente Hélène Legeay, directrice juridique au sein de l’OMCT et l’une des auteurs du rapport.
Plusieurs associations réclament donc une clarification des pratiques ainsi qu’un cadre législatif qui respecte la dignité des personnes. Elles demandent que les fichés « S » jugés suspects fassent l’objet de réelles procédures judiciaires. Beaucoup des personnes fichées ont du mal à obtenir un papier attestant de leur situation, ce qui rend d’autant plus difficile les moyens de recours. Et même lorsque les recours sont acceptés par le tribunal administratif, le ministère de l’intérieur n’a pas forcément obligation de supprimer le fichage.
De 2013 à janvier 2018, selon le rapport, 29 450 personnes ont été interdites de quitter le territoire. Le ministre de l’intérieur Hichem Fourati a également indiqué début décembre que 300 personnes étaient assignées à résidence en Tunisie. Rien qu’en 2017, plus de 122 000 descentes policières ont été effectuées et 1 509 personnes recherchées pour des affaires terroristes ont été arrêtées.
Le Monde