Carlos Lopes: «Le désir de transformation égalitaire en Afrique s’est épuisé petit à petit»
Meguetan Infos
L’économiste bissau-guinéen Carlos Lopes, professeur à l’université du Cap (Afrique du Sud) pense que les élites du continent ont gâché les aspirations égalitaires nées des indépendances. Il réclame une réaction des dirigeants africains et une refonte du système financier international
RFI : Quel rôle ont joué les élites économiques et politiques en Afrique dans la lutte contre les inégalités ces dernières décennies
Carlos Lopes : Il faut le voir dans une perspective historique, parce que nous savons que ce sont les élites qui étaient derrière les mouvements de libération, qui ont participé à la conquête du pouvoir et qui ont importé quelque part le désir d’indépendance. Le mouvement nationaliste était une façon, aussi, de lutter contre les inégalités et de pouvoir donner de la dignité, des opportunités à ceux qui n’en avaient pas. Mais par la suite, nous avons eu la construction des États modernes post-indépendants, qui étaient en grande partie tributaires de ce dont ils ont hérité en termes de structure économique, en termes de caractéristiques, de la façon dont la société était en relation avec le pouvoir et le droit en particulier… Et donc nous avons vu des difficultés énormes pour la plupart de ces pays à s’adapter au discours égalitaire, en termes de capacité de transformation.
Dans les faits, les élites ont elles bloqué l’évolution vers des sociétés plus égalitaires ?
Cette difficulté s’est en effet transformée petit à petit dans une accommodation qui a amené les élites à vouloir plutôt faire survivre des structures qu’ils avaient en main – une bonne partie étaient des structures héritées – plutôt que de les transformer. Donc le désir de transformation s’est épuisé petit à petit et cette accommodation a produit des élites qui étaient de plus en plus intéressées dans leur propre survie et dans leur propre pouvoir. Donc c’est un gâchis du point de vue des grandes proclamations, des grandes intentions qui avaient mobilisé beaucoup de monde auparavant.
Et aujourd’hui, est-ce qu’il y a une réaction face à cet immobilisme ?
Ce à quoi on assiste actuellement, c’est à une transformation timide dans certains pays de la structure de l’économie. Une préoccupation pour réduire l’inégalité qui vient de la pression sociale, mais pas suffisamment pensée, pas suffisamment centrée en termes de politique économique. Il y a aussi le fait qu’une paresse intellectuelle s’est installée en Afrique, où on demande toujours un certain nombre de grandes ambitions qui devraient être réalisées grâce aux apports externes, notamment les apports des organismes internationaux, de l’aide au développement, des différents acteurs qui pourraient contribuer au changement du monde, négligeant considérablement la partie domestique… Ce que nous devons faire nous-mêmes, ce que les pays doivent faire eux-mêmes, c’est surtout sortir de cette dépendance des matières premières, qui est un modèle colonial, qui est un modèle inégalitaire et qui est toujours le modèle qui définit la relation de l’Afrique avec le monde.
Précisément, sur le rôle des pays riches par rapport aux pays du sud, les politiques d’aide au développement, toutes les initiatives pour tenter de limiter des effets de la dette en Afrique… Les intentions sont bonnes ?
Je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain, je pense que c’est vraiment important d’avoir des apports comme par exemple la réduction de la dette. Mais au fond, les problèmes actuels sont de la nature même des relations économiques internationales, exacerbées par la globalisation. Les problèmes systémiques ne permettent pas à l’Afrique de s’en sortir. Depuis quelques années, tout le monde veut préserver la planète, avoir des agendas très ambitieux pour la réduction de la pauvreté, mais sans toucher l’essentiel du problème, c’est-à-dire le cadre macroéconomique, les relations commerciales, la propriété intellectuelle… Tout ce qui est systémique, on ne veut pas y toucher.
C’est un paradoxe : la question des inégalités, centrale dans les débats, n’est pas le sujet des discussions qui doivent avoir lieu dans la réforme des institutions internationales et notamment du système financier international.
Carlos Lopes, s’il y avait une mesure à prendre, qu’est-ce qu’il faudrait faire, selon vous, pour réduire à court terme la fracture économique au niveau mondial ?
L’accès aux capitaux est la partie la plus évidente pour moi. Parce qu’il y a tellement d’épargne mondiale qui devrait venir dans des pays qui ont des opportunités et qui ne vient pas à cause de l’analyse de risques… On a un système qui ne laisse pas les pays qui ont des possibilités offertes par sa population, notamment au niveau des transitions écologiques et technologiques… On ne les laisse pas respirer, parce qu’ils n’ont pas accès à des capitaux. En termes de taille de leur PIB, ce sont les pays qui empruntent le moins dans le monde et qui sont probablement ceux qui en ont le plus besoin.
RFI