Afro-zouk : comment un style né aux Antilles a gagné toute l’Afrique
Meguetan Infos
De la Guinée à l’Angola, de l’archipel du Cap-Vert à celui des Comores, l’afro-zouk est devenu en trente ans une composante à part entière du paysage musical africain. Introduit par les Antillais de Kassav’ et porté à ses débuts sur le continent par l’Ivoirienne Monique Seka et le Gabonais Oliver N’Goma, il s’est adapté chaque fois aux réalités culturelles locales, en conservant sa saveur originelle. Neuvième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.
Certains albums ont une valeur artistico-historique que peu d’indices laissent deviner. Sans compter qu’entre fausses pistes et apparences trompeuses, démêler l’écheveau de leur existence peut dévoiler quelques surprises. 110% Terreur, pièce clé méconnue de l’afro-zouk, est tout cela à la fois. L’absence d’une quelconque trace sonore de son contenu sur le Web – jusqu’à présent et du moins sous ce nom – a d’abord de quoi interroger, pour une production âgée d’un peu plus de trente ans, dont la cote est paradoxalement très abordable sur le marché en ligne du disque d’occasion, ce qui n’est guère cohérent.
Quant aux multiples informations inscrites en travers de la pochette du vinyle, il ne faut pas s’arrêter à leur ressemblance avec celles de compilations fourre-tout sans intérêt comme il en existe tant. Au contraire. Derrière le titre qui ne dit pas grand-chose sauf à vouloir impressionner, tout est là : « zouk soukous », « Afrique Antilles », « Arranged & Produced by Jacob Devarieux » (sic) ainsi que les noms des musiciens présents et certaines de leurs photos.
Le chanteur congolais Ballou Canta se souvient avoir assisté aux séances d’enregistrement de ce projet emblématique sinon unique de l’afro-zouk, dans la mesure où il réunit le guitariste du groupe antillais Kassav’, mais aussi son batteur ainsi que ses cuivres, et quelques pointures africaines : “Jacob apportait le zouk et Bopol Mansiamina restait dans la rumba”, décrit-il. On y entend aussi les Congolais Sam Mangwana et Syran Mbenza, le Camerounais Georges Seba…
Commercialisé en 1990 par un label haïtien, ce qui rajoute au côté transatlantique symbolique de la collaboration, ce n’est a priori pas lui, sur le plan chronologique, qui lance le courant afro-zouk. Sauf… qu’il était déjà sorti en 1987, au nom des deux guitaristes congolais, par le biais d’une autre structure très présente sur le champ des musiques d’Afrique (Sonodisc), et peut donc être légitimement considéré comme un disque fondateur !
Kassav’ en Côte d’Ivoire
Ce nouveau courant musical en train d’apparaitre est d’abord le produit d’un contexte. À l’époque, Kassav’ a pris sur le continent africain une dimension qui surprend ses propres membres lorsqu’ils arrivent en Côte d’Ivoire en 1985 et jouent dans un stade. « RFI, avec l’émission Canal tropical de Gilles Obringer, avait fait un sacré travail de promotion et habitué les Africains à notre musique », rappelait sa chanteuse Jocelyne Beroard en 2013.
Leur succès se généralise, avec des concerts de la même envergure au Togo, Bénin, Cameroun, ou encore en Angola, devant une foule estimée à 100 000 personnes en 1988. « Il ne faut pas oublier que Jacob Desvarieux a vécu en Afrique », prend soin de préciser Ballou Canta, qui souligne aussi que « le kompas haïtien y était déjà populaire avant que Kassav’ révolutionne tout ça en mélangeant les sonorités caribéennes et africaines ».
Sur le terrain, la déferlante zouk ne tarde pas à susciter des vocations locales. Mais c’est en Europe, en particulier en France, que se trouvent alors les studios fréquentés par les artistes d’Afrique francophone. « L’afro-zouk vient de Paris », poursuit Ballou Canta. « Il est né du brassage des musiciens africains et antillais, et c’est ce qui a donné un certain son », analyse le chanteur sexagénaire, faisant ainsi écho à « la diaspora négro-africaine » chantée sur le dernier morceau de 110% Terreur. Les exemples en la matière sont légion, en cette fin des années 80 : le pianiste martiniquais Hervé Celcal avec le Gabonais Oliver N’Goma, le bassiste martiniquais Michel Alibo et la chanteuse guyano-martiniquaise Edith Lefel avec l’Ivoirienne Monique Seka, le bassiste guadeloupéen Thierry Fanfant avec la Camerounaise Angelina Tezanou…
En parallèle de ce creuset musical où les cultures fusionnent, d’autres considérations, d’ordre plus pragmatique, favorisent l’émergence de l’afro-zouk à cette période. « On avait remarqué qu’il y avait beaucoup plus d’Antillais que d’Africains qui venaient nous écouter, donc on a recruté un musicien originaire de là-bas, et c’est lui qui nous a bien cadrés pour le zouk », relève le Cap-verdien Manu Brito, cofondateur en France avec trois de ses compatriotes du groupe Tam Tam 2000, lequel s’est distingué en 1988 avec la chanson Zouk en avant. La coladeira de leur archipel natal, sur laquelle ils se sont appuyés à leurs débuts, se transforme sous l’influence caribéenne en cola-zouk, une des nombreuses variantes que l’on recense en Afrique.
Cap-verdien lui aussi et membre du Cabo Verde Show, Manu Lima est incontestablement un des personnages majeurs de l’afro-zouk. Il contribue à lui donner une identité, à le codifier à travers des arrangements spécifiques imaginés. De son association avec Monique Seka nait en 1989 Missounwa, souvent considéré comme l’album qui a commencé à faire rayonner ce nouveau genre musical. Tout à coup, une formule est trouvée, équilibrée, prolongement abouti de ce que la chanteuse ivoirienne avait tenté auparavant avec Rato Venance et Jimmy Hyacinthe, deux ex-Bozambo.
Lorsqu’il entend le résultat auquel est parvenu le binôme Seka-Lima durant un séjour en France, le Gabonais Oliver N’Goma est immédiatement séduit. « Il voulait le même son », assure Ballou Canta, qui a travaillé une dizaine d’années avec le natif de Mayumba. « Il avait besoin de quelqu’un pour chanter avec lui dans la même langue, sans altérer les accents, et la mienne est similaire car au temps des royaumes, nous étions un même peuple », explique le Congolais de Pointe-Noire. Une fois de plus, dans l’ombre, Manu Lima fait des merveilles. Avec Bané, parue sur son premier album en 1989, Noli (le surnom d’Oliver N’Goma, décédé en 2010) donne à l’afro-zouk son premier standard.
Après les pionniers
Dans le sillage de ces pionniers, qui ont su capitaliser sur leur belle lancée pour poursuivre leur carrière, ils sont nombreux, comme l’Ivoirienne Mathey et son compatriote Gadji Celi, à s’être emparé de l’étendard de l’afro-zouk au cours des années 90. Certains, tel Fodé Baro, en ont fait la marque de fabrique de leur répertoire. Le Guinéen en maitrise tous les ressorts, sans s’aliéner sa culture mandingue.
Au Bénin, Richard Flash s’est lui aussi spécialisé dans le zouk qu’il continue d’explorer depuis son premier album Kissto en 2002, tout comme la chanteuse Chamsia Sagaf aux Comores. D’autres n’y ont recours que ponctuellement, selon les modes et les envies, à l’image de la Gabonaise Patience Dabany, de l’Ivoirienne Nayanka Bell, du Guinéen Sékouba Bambino ou du Malgache Jean Aimé de Bemaharivo.
En Angola, où le musée de la Maison du Zouk a été inaugurée en 2012, l’héritage laissé par Kassav’ a engendré le kizomba, très populaire. Au Cap-Vert, autre terre lusophone, on parle de cabo-love, par analogie au zouk-love, domaine dans lequel le Sénégalo-Capverdien Philip Monteiro excelle. Au Congo, le rapprochement initié à l’époque du soukous se poursuit par l’intermédiaire du rappeur franco-congolais Passi, à l’origine en 2005 de la compilation Dis l’heure 2 Afro Zouk sur laquelle figurent Koffi Olomide, Werrason, Extra Musica…
Au fil des années, le zouk a infusé son parfum dans l’océan des musiques d’Afrique. Il est entré dans leur code génétique. Les sonorités des chansons produites aujourd’hui à Bamako ou Dar es Salaam tranchent avec celles qui prévalaient à la fin du siècle dernier, mais il fait toujours partie du réservoir dans lequel puisent les tout-puissants beatmakers, consciemment ou non. L’afropop du Malien Sidiki Diabaté, du Congolais Fally Ipupa ou du Tanzanien Diamond Platnumz en porte les traces. Avec sa version en 2019 de Ou lé emprunté à Kassav’, le duo togolais Toofan est allé encore plus loin, en invitant pour cet hommage Jacob Desvarieux, l’homme dont le nom est inscrit en filigrane sur chacune des pages de l’histoire de l’afro-zouk.
RFI