A propos de Le Tunnel. L’histoire vraie d’une évasion de prison
CONTRETEMPS REVUE DE CRITIQUE COMMUNISTE
Guillermo Thorndike, Le Tunnel. L’histoire vraie d’une évasion de prison, Paris, Syllepse, janvier 2021.
Il y a bien des tunnels derrière ce titre en apparence très simple. Un tunnel creusé en secret pour faire sortir du grand air de la prison et retourner aussitôt à la vie clandestine. Un tunnel sous cagoule pour recueillir les témoignages des évadé.es en restant soi-même enfermé pendant 7 jours et 6 nuits dans un lieu inconnu. Le tunnel d’un récit polyphonique, via des cassettes, tunnel sonore ouvert pendant 7 jours et qui se referme ensuite à jamais. Le tunnel du récit écrit par l’auteur dans lequel on est plongé le temps d’une lecture. Vers quoi ? C’est un forage dans le temps et l’espace : à mesure que « les taupes » (titre original) s’enfoncent dans la nuit, équipant la galerie, peu à peu élargie, de manchons d’aération et de lampes, la chaleur augmente et on apprend à faire son chemin dans les strates de l’histoire du Pérou. Il y a les couches massives de la domination qui ont tenté de façonner des populations, indiennes, esclaves, populaires. Il y a les couches plus fines, plus récentes d’où affleurent des individus tirant seuls leur épingle d’un jeu pipé, pour mieux confirmer les règles qui assignent des places bien avant la naissance. Mais des courants telluriques et souterrains ont souvent vrillé les plans et fourni les armes pour que des hommes et des femmes se dressent, creusent dans la terre corrompue… Guillermo Thorndike écrit en géologue de ces mouvements de fonds et c’est dans ces tunnels enchâssés que nous sommes invités à progresser.
Les faits sont insensés mais ils sont têtus : durant trois années, de 1987 à 1990 des militants du Mouvement Révolutionnaire Túpac Amarú, MRTA, – en référence au leader métis à l’origine d’un soulèvement contre les colons espagnols entre 1780 et 1781- vont creuser un tunnel de plus de 300 mètres pour libérer 48 de leurs camarades dont leur chef, Victor Polay Campos, arrêté quelques temps auparavant. L’évasion réussit, sans tirer un coup de feu ni faire aucun blessé. L’organisation méticuleuse de ce plan, soumis à des obstacles innombrables et qui fut pourtant accompli avec maestria malgré des moyens très limités, force le respect. Guillermo Thorndike a composé son récit avec une sympathie évidente pour « les taupes ». Ses sources de première main lui ont été fournies par des cassettes enregistrées par les protagonistes eux-mêmes, et qu’il a pu consulter pendant une période très courte. Ce journaliste péruvien, aujourd’hui décédé, a publié son livre dans la foulée, et c’est une traduction de grande qualité qui est livrée au public francophone, tout juste 30 ans après, grâce à la plume d’Emmanuel Delgado Hoch. En guise d’ouverture, la traversée de Lima, du centre vers la périphérie et jusqu’à la prison récemment construite qui marquait en 1983 la limite de la métropole géante, est un très beau morceau de littérature.
Coup d’éclat après quelques années de lutte armée, l’évasion spectaculaire de Canto Grande allait assurer une réputation d’organisation efficace au MRTA, et permettre le recrutement de nouvelles forces militantes en même temps qu’il lui attire un capital de sympathie auprès de l’opinion publique nationale et étrangère, alors que le Pérou fait surtout l’objet de chroniques de plus en plus sombres autour des faits d’armes de l’autre groupe armé, son rival maoïste le Sentier lumineux. Ce que manifeste en effet cette opération – et le récit de Guillermo Thorndike est essentiel tant les sources y compris académiques sont rares – c’est que ces mouvements de lutte armée ne sont pas des éruptions plus ou moins spontanées liées à un contexte oppressif ou encore une résurgence folklorique de mouvements messianiques de siècles passés réanimés dans des contextes ruraux aux marges de « l’archipel » péruvien. Ces pseudo-analyses ont eu tendance à s’imposer pendant longtemps, s’accommodant volontiers des présupposés racistes qui font notamment des « masses paysannes arriérées » des clientèles facilement instrumentalisables et, surtout, capables d’une « barbarie » qui justifie en retour une mise au pas brutale et le recours aux mesures d’exception qui font de la lutte anti-terroriste une « sale guerre » subie sur de nombreux terrains latino-américains. Il y a au contraire dans Le Tunnel les éléments biographiques de nombreux protagonistes, des trajectoires militantes qui les relient à l’histoire sociale et culturelle du Pérou, des luttes paysannes autour de réformes agraires abouties ou avortées, des combats ouvriers au sein des entreprises agro-industrielles ou minières des années 60 à 80, ou encore de celles, toujours actuelles, menées par les habitant.es des quartiers populaires qui en font les artisans de la ville, « conquérants d’un nouveau monde », selon l’heureuse formule des sociologues Cécilia Blondet, Nicolas Lynch et du très regretté Carlos Ivan Degregori. Thorndike le journaliste se fait historien et sociologue lorsqu’il permet d’éviter les regards superficiels sur cette période et montre combien les « ruptures » sont un effet d’optique produit par l’impression de chaos qui se dégage des faits isolés, alors que des liens profonds continuent de sous-tendre le tissu déchiré de la société péruvienne. C’est en quelque sorte un épisode de la revanche des vaincus qu’il contribue à décrire : ce que les « taupes » ont réussi à creuser c’est un tunnel pour relier des époques, des contextes et des combats à rebours des narrations venues d’en haut, là où les institutions au pouvoir proposent plutôt une vision hautement policée de leurs succès. En effet, au fil des mois, le durcissement autoritaire du président Alberto Fujimori élu pour son premier mandat deux semaines après l’évasion de Canto Grande provoque une nouvelle escalade dans la violence exercée par les forces de l’ordre à l’encontre des populations civiles, qu’elles soient engagées ou non dans la lutte, multipliant les exactions au point que la guerre civile devienne désormais le prisme dominant pour analyser la situation politique péruvienne. Les bilans établis par les travaux postérieurs de la Commission pour la vérité et la réconciliation feront état pour la période 1980-2000 de près de 70 000 morts et disparitions, toutes origines confondues, et il n’est pas inutile de rappeler que la décennie qui précède l’évasion a été la plus meurtrière, les années Fujimori ayant surtout changé profondément les moyens de la répression et institutionnalisé les lois d’exception. On ne peut manquer d’évoquer ici le dernier haut fait du MRTA qui a connu une publicité bien au-delà des frontières du Pérou. En décembre 1996, un des derniers cadres vivant et toujours en liberté du MRTA, Nestor Cerpa Cartollini entreprend une prise d’otages très différente des enlèvements qui ont marqué les années antérieures. Avec une quinzaine de militants, il investit la résidence de l’ambassadeur du Japon en pleine célébration de l’anniversaire de l’Empereur nippon, et prend en otages près de 500 invité.es dont des personnages politiques de premier plan, nationaux et étrangers, affirmant ainsi et à grande échelle la centralité du conflit péruvien, et manifestant par la même occasion une croyance résolue dans les effets pédagogiques de la violence politique. Les négociations menées pour sortir de la « crise des otages » ont duré plusieurs mois, mais elles sont un échec malgré des médiations internationales répétées, et l’assaut final est donné en avril 1997 par les forces spéciales. Tous les membres du commando sont abattus dans des conditions parfois troubles, deux soldats et un otage meurent également pendant les combats, mettant fin aux quinze années de guérilla menées par le MRTA. Peu de travaux indépendants sont revenus depuis sur l’issue de cette prise d’otage, et il est peu probable, malgré l’actualité politique péruvienne récente, qu’elle suscite des rebonds posthumes.
C’est pourquoi, Le Tunnel constitue une entrée très pertinente vers le Pérou d’aujourd’hui, pays qui vient de porter au pouvoir un président que ses adversaires qualifient de « communiste » en utilisant l’appellation comme un stigmate infâmant, comme si rien de ces années de bruit et de fureur décrites par G. Thorndike n’avait résisté à la poussière. Curieusement donc, on pourra lire avec profit cette brève entaille dans la géologie péruvienne, pour sentir battre le pouls d’une société toujours vivante, capable de creuser, par les urnes aussi, et de se frayer peut-être une voie vers davantage d’humanité.